Simone Weil, une pensée de l'éducation

Publié le par diotime

Simone Weil :

une pensée de l’éducation

Conférence donnée à l’IUFM du Puy le 4 février 2009

 

Simone Weil a été professeur de philosophie. A vrai dire pas si longtemps que cela puisque, entre congés pour maladie et congés pour aller travailler en usine, elle n’a enseigné que quatre ans, quatre ans et demi  : une année au Puy, une année à Auxerre, une année à Roanne,  une à Bourges, et un trimestre à Saint Quentin. Et surtout, ce n’est pas en tant que professeur qu’elle va réfléchir sur ce qu’il en est de l’éducation : c’est d’abord à partir de son travail éducatif auprès des ouvriers, puis à Londres, en 1942-43, dans le cadre de sa réflexion politique. Ce décalage entre son activité d’enseignante et sa réflexion sur l’éducation est un paradoxe qu’on peut souligner d’emblée. A partir de ces textes pris à différentes époques et différents contextes, nous dégagerons trois axes dans sa pensée de l’éducation : une pédagogie maieutique, une réflexion sur la relation entre institution et mission en matière éducative, et une réflexion sur la relation entre éducation et culture. Je voudrais dire que ces trois axes n’épuisent pas le sujet et je renverrais aussi au colloque qui s’est tenu en 1995 au couvent dominicain de la Tourette, sur le sujet « Simone Weil pédagogue », et notamment à la belle intervention de mon collègue de Roanne, Daniel Boitier, qui développe l’idée d’une pédagogie weilienne reposant sur un exercice de l’attention comme ascèse.

1 – L’idéal de la maïeutique

Du professeur Simone Weil, on peut dire qu’il était sérieux, puisque, l’année du Puy, elle a été inspectée plusieurs fois, par l’inspecteur d’académie et par le recteur, à cause des suspicions qu’on avait sur son enseignement après le scandale du soutien qu’elle avait apporté aux chômeurs : chacune de ces inspections reconnaît le sérieux apporté dans la préparation des cours. Toutefois, les inspections d’Auxerre font dans un sens inverse : on la juge confuse, tendancieuse, et un inspecteur note : « le professeur a en outre le défaut de parler sans regarder les élèves, le visage baissé sur ses papiers ».  Il n’est pas du tout sûr, en réalité, que Simone Weil, jeune encore, de mauvaise santé, surchargée d’autres activités, ait été un grand professeur de philosophie. C’est pour d’autres raisons qu’elle mérite notre admiration. C’est un point qui ne doit pas nous étonner car il est assez fréquent : ceux qui sont à l’aise dans leur pratique ne sont guère portés à la réfléchir et, à l’inverse, ceux qui réfléchissent à leur pratique ne se distinguent pas par une excellence particulière en tant que praticiens. Ce sont là deux talents bien distincts.

De SW, on peut dire aussi qu’elle était aimée de ses élèves, ce qui n’est pas en soi une pédagogie, mais qui renvoie plutôt à ce que ces jeunes filles ressentaient chez elle de fragile, d’original, d’indomptable même, et de passionné. Son ton était plutôt monocorde, sans véhémence, mais c’est la manière dont elle prenait au sérieux la philosophie qui devait frapper ses élèves. Elle pensait avec eux ou devant eux, et avait banni l’usage du manuel. L’ambiance de la classe, avec un nombre très limité d’élèves, était presque amicale et pouvait prendre le tour d’une conversation. Quand le temps le permettait, elle aimait faire cours dehors. 

En tant que professeur, elle est d’abord disciple d’Alain. Comme lui, elle aimait faire écrire ses élèves et, au Puy, elle avait repris l’idée des « topos », des papiers rendus au professeur sur des sujets libres. D’après ce que nous dit Anne Reynaud, qui fut son élève à Roanne et qui publia les cours donnés par Simone Weil dans le lycée de jeunes filles de cette ville, elle répugnait à établir un classement des élèves, ce qui mécontentait l’administration. Elle répugnait aussi au bachotage : « Simone Weil était trop simple, trop vraie, écrit Anne Reynaud, pour préparer au bachot d’une part et réserver sa pensée par ailleurs ». D’un point de vue clairement pédagogique, c’est peut-être l’année d’Auxerre qui est la plus intéressante. Cette année-là, il semble qu’elle ait adopté certains usages de Freinet, comme de donner aux élèves la possibilité d’imprimer leurs meilleures copies. Il faut dire que c’est cette année que Freinet défraie la chronique parce que la Ministre de l’Education lui-même, Anatole de Monzie, s’en prend à sa pédagogie et l’instituteur sera sanctionné en juin 1933. Simone Weil, toujours prête à défendre le faible, en l’occurrence ici le petit instituteur, communiste de surcroît, écrit, dans les Libres propos, un texte de soutien à Freinet. Toutefois, au-delà de la réaction, on comprend qu’elle puisse avoir été attirée par une pédagogie qu’elle avait déjà appréciée chez Alain : rendre les élèves actifs, les mettre en position d’écrire, de penser et faire de la classe un lieu de production collective.

Plus tard, à Londres, en 1942-43, alors qu’elle aura cessé d’enseigner, SW retrouve cette conception maieutique de la parole éducative. Ce qui mérite d’être souligné, dans un premier temps, c’est que sa pensée de l’éducation s’approfondit, alors, dans le cadre de sa pensée politique. L’homme politique est le premier éducateur de son peuple. Il peut sembler dangereux d’identifier le chef politique à un maître et Simone Weil ne le fait pas si l’on imagine que le maître est celui qui domine. Mais ce qu’ont assurément en commun le pédagogue et le chef politique, c’est qu’ils sont des guides. Des guides qui doivent accoucher d’une parole informulée, celle du peuple dans un cas, celle de l’élève dans l’autre.

Dans la maïeutique, il ne s’agit pas d’inverser tout simplement le sens de la communication, de dire : la parole à l’élève, l’élève parle. Pourquoi ? Pour une raison interne à la formulation de la parole. Ne parle pas qui veut. Sans un art particulier, parler n’est que reprendre des discours maintes fois entendus. Lorsque l’élève parle, comme nous le savons d’expérience, il ne fait jamais que reprendre des discours tout faits, des paroles maintes fois dites. C’est le piège où est parfois tombée la pédagogie active. Il y a, dans la formulation de la parole, une loi du mimétisme, une loi de la reprise et de la répétition qui la dégrade immédiatement en discours, qui l’organise en lieux communs. « La première difficulté est dans les mots, écrit Simone Weil. La vérité est au fond du cœur de tout homme, mais si profondément cachée qu’elle est difficile à traduire dans le langage »81. Le problème de l’expression, de l’accès à la parole est bien au cœur de la pédagogie, comme de la politique du reste.

Eduquer, c’est accompagner quelqu’un dans l’élaboration de sa propre parole. Ce n’est pas lui apprendre à réciter des discours. C’est lui faire découvrir qu’il est porteur d’une parole qui est la sienne, le rendre conscient de la singularité de sa vocation, de son domaine intérieur. L’éducateur aide à l’émergence de cette parole, il assiste l’élève et formule au besoin sa parole à sa place. Ensuite, il l’accompagne jusqu’au moment où l’élève pourra formuler lui-même sa parole.

 

2 – Institution et mission éducatives

Mais la réflexion pédagogique ne peut ignorer le cadre institutionnel dans lequel elle s’exerce. Aussi SW réfléchit sur la relation entre l’institution éducative et la mission éducative. A l’époque de son militantisme en faveur de l’unité syndicale, elle s’engage dans un projet d’éducation populaire. C’est ce qui va la conduire souvent à Saint-Etienne, le plus souvent les samedis et dimanches, où elle donne, à la bourse du travail, un cours de français et un cours d’économie politique à des mineurs. Après le Puy, lorsqu’elle sera professeur au lycée de Roanne, elle continuera à dispenser ces cours à Saint-Etienne. C’est madame Weil qui parle d’université populaire à propos de ce que fait sa fille à Saint-Etienne. Est-ce que le terme correspond à ce que Simone voulait faire ? Dans son premier cahier, en 1933 ou 1934, c’est-à-dire après le début de sa collaboration avec les Thévenon à Saint-Etienne, Simone Weil note : « Projet : une université populaire à forme socratique concernant les fondements des métiers »8. Mais ce projet semble assez éloigné et bien plus ambitieux que ce qu’elle est en mesure de faire à Saint-Etienne.

L’idée d’une université populaire se concrétise pour la première fois, en France, en 1896, à Montreuil-sous-bois, sous l’impulsion de Georges Deherm. Il s’agit de faire droit, sous la troisième république qui s’est surtout occupée de l’école primaire, à l’idée d’une éducation pour adultes qu’avaient exprimée clairement les visionnaires de l’instruction publique. Dans son discours de septembre 1791 devant l’Assemblée constituante, Talleyrand dit explicitement que l’instruction publique « doit exister pour tous les âges. C’est un préjugé de l’habitude de ne voir en elle que l’instruction de la jeunesse. L’instruction doit conserver et perfectionner ceux qu’elle a déjà formés ; elle est d’ailleurs un bienfait social et universel ». On voit donc que le concept d’université populaire vient compléter l’œuvre éducative de Jules Ferry et surtout répondre à une urgence, car éduquer les enfants n’enlève pas l’ignorance des adultes qui n’ont pas eu accès à l’école. Toujours est-il qu’il y avait, en 1901, 124 universités populaires en France, regroupées en Société des Universités Populaires, SUP. C’est à Bourges que Simone Weil trouvera une université populaire déjà constituée et ancienne, commencée en 1897 et c’est là qu’elle lancera, en décembre 1935, un appel « pour la création d’une université ouvrière ».

Mais l’idée de Thévenon, à Saint-Etienne, est beaucoup plus socialiste. Il s’agit de former des syndicalistes, peut-être préparer ces hommes à l’action politique. Jean Duperray, jeune instituteur à la Talaudière, avant de devenir écrivain, raconte un peu comment se déroulaient ces cours. Simone Weil présentait surtout la pensée de Marx. Elle essayait de ne développer qu’une idée par séance. Elle a cette idée que « si un ouvrier, en une année d’efforts avides et persévérants, apprend quelques théorèmes de géométrie, il lui sera entré dans l’âme autant de vérité qu’à un étudiant qui, pendant le même temps, aura mis la même ferveur à assimiler une partie de la mathématique supérieure »9. Sa pédagogie ne repose pas sur la transmission des connaissances mais sur la découverte par l’esprit qu’une vérité est possible. Lorsque l’esprit rencontre la vérité, il en résulte une illumination qui change la personne et son rapport au monde. C’est un véritable éveil au monde de la vérité, c’est l’ouverture d’un regard nouveau. C’est pourquoi la quantité de connaissance importe peu. Ce qui compte, c’est que l’esprit éprouve, par une véritable compréhension de ce qu’il apprend, dans laquelle la mémoire ne joue aucun rôle, qu’il y a une nécessité et une beauté de la vérité.  Derrière cette pratique pédagogique, ne trouve-t-on pas déjà les intentions véritables de Simone Weil en matière éducative ?

Simone Weil s’intéressait à l’enseignement pour adultes alors qu’elle n’était elle-même qu’étudiante à l’ENS. Dans l’entourage d’Alain, elle suit de près la création du « groupe d’éducation sociale », en 1927, dont le but est de reprendre l’idée des universités populaires. L’intention, ici, est de former des travailleurs, notamment des cheminots, pour qu’ils puissent être promus. Et aussi, avec l’idée d’en faire des citoyens plus aptes à construire un jugement. On reconnaît les conceptions d’Alain. Simone Weil donnera elle-même des cours à un groupe d’une trentaine de personnes. Dans un texte de cette époque, elle précise ses intentions. Il s’agit, pour elle, d’une « entreprise d’instruction mutuelle »10. On voit tout de suite l’originalité de sa vision : le travail donne un savoir, et il s’agit, tout autant que de dispenser un savoir scolaire, de recueillir le savoir empirique de ceux qui ont une expérience professionnelle. Pour elle, l’enseignement pour adultes offre l’occasion d’élaborer une culture originale, à la rencontre des savoirs constitués et des expériences professionnelles. Ce n’est ni la conception d’Alain (former le jugement des citoyens), ni la conception marxiste (enseigner les lois de l’économie et de l’histoire pour rendre conscients les travailleurs). C’est l’idée de faire exister une culture où le peuple ne soit pas seulement le destinataire de la culture, mais aussi le producteur de la culture.

Dès 1929, Simone Weil se pose clairement la question du rôle de l’éducation syndicale. Elle reconnaît qu’il est légitime pour un syndicat de vouloir former des militants mais le but de  l’éducation ne peut pas être de soumettre l’éduqué à la structure qui l’éduque. Comme à son habitude, elle élargit le problème et s’interroge sur la relation entre les institutions éducatives et le but de l’éducation. Ce qui revient, plus généralement, à se demander quelle pensée de l’institution on trouve chez Simone Weil.

 La mission éducative, en effet, est toujours prise en charge par une institution. L’Eglise a toujours considéré comme relevant d’une de ses missions majeures d’éduquer les hommes et, soit par son clergé régulier soit par son clergé séculier, elle a été, en occident, la première des institutions éducatives. Mais, à partir du dix-neuvième siècle, l’Etat organise l’institution éducative et Simone Weil se demande si le syndicat pourrait devenir à son tour une institution citoyenne d’éducation. Si elle répond par la négative, c’est qu’elle met en relief le danger qu’il y a dès lors qu’on confère à une institution la mission éducative : ce danger est que l’institution mette l’éducation au service de sa propre reproduction. Pour elle, l’histoire montre abondamment que l’Eglise a cédé à la tentation de concevoir l’éducation chrétienne comme un moyen pour former des fidèles, des croyants adaptés au fonctionnement de l’Eglise. Mais elle pense que l’Etat est confronté à la même tentation et qu’il y cède aussi, notamment lorsque son souci est de construire l’unité nationale contre les autres nations. Ainsi, elle s’en prend aux grandes figures de la laïcité sous la troisième république, Jules Ferry et surtout Paul Bert, en remarquant que, pour eux, « il ne s’agissait pas d’émanciper les esprits, mais de substituer à la religion de l’Eglise une religion d’Etat »11. Contre la politique du ministère de l’instruction publique d’alors, elle défend une laïcité entendue comme la possibilité qu’elle nous laisse (…) d’être des éducateurs et non des bourreurs de crâne ». Si l’on confiait la mission éducative à un parti ou à un syndicat, le but de l’éducation serait de la même manière et pour les mêmes raisons dénaturé. Le parti voudra former des esprits partisans et le syndicat voudra former des esprits militants. Or, pour Simone Weil, le but de l’éducation est de former d’abord des esprits libres de toute appartenance qui, s’ils choisissent d’adhérer ensuite à quelque chose, puissent le faire par leurs propres raisons et leur propre cheminement.

Simone Weil met donc à jour la contradiction qui existe entre la finalité interne de la mission éducative et la tendance spontanée des institutions, quelles qu’elles soient, qui « n’ont d’autres buts que d’exister, et d’exister le plus possible ».  Aussi en vient-elle à soutenir que toute organisation éducative doit se poser comme outil au service de la mission éducative. Elle doit se penser comme moyen inessentiel, alors que l’institution se pose comme fin et voit dans l’éducation un moyen pour la servir. Une institution peut-elle suffisamment travailler sur elle-même pour se faire pur moyen de la mission qui lui est conférée ? Cette question, Simone Weil la pose d’abord pour le syndicat, mais on voit que, en écho, elle la pose aussi pour l’Eglise et pour l’Etat. C’est une question qui dépasse la seule problématique éducative. La relation entre la force de l’institution et la pureté de la mission sera l’un des enjeux par exemple du Concile Vatican II et reste au cœur du souci ecclésial contemporain. Quant à savoir si les institutions d’Etat, l’école bien sûr et son corps enseignant, mais aussi le tribunal et sa magistrature, l’hôpital et son corps médical, etc., si ces institutions d’Etat sont commandées par la mission de service public qu’elles ont ou bien si elles cherchent à s’autonomiser et à prendre pour but leur propre reproduction, c’est une question qui n’est rien d’autre que celle de la démocratie.

De prime abord, la position de Simone Weil pourrait sembler personnaliste, comme celle d’Emmanuel Mounier à la même époque. Et en un sens, elle l’est bien dans la mesure où elle pense que les institutions doivent être au service des personnes, de leur développement. Le syndicat doit s’oublier lui-même dans le service qu’il rend aux travailleurs. L’Eglise doit se considérer comme indéfectiblement fidèle à ses propres fidèles, c’est-à-dire capable de faire passer la charité avant les considérations institutionnelles et dogmatiques. L’Etat, dans une démocratie, ne doit pas se prévaloir de ses propres serviteurs, il ne doit pas appeler le sacrifice de chacun, et d’une manière horrible en temps de guerre, en invoquant la raison d’Etat ; il doit plutôt se concevoir comme serviteur des citoyens, dévoué à la mission de leur être bénéfique.

Mais ces positions weiliennes n’ouvrent pas du tout sur une apologie de l’individu, comme on le voit dans les dérives individualistes contemporaines. Déjà Mounier lui-même prenait bien soin de distinguer l’individu de la personne. On ne peut pas donner à une institution la mission de servir tous les désirs individuels, caprices, revendications affectives de toutes sortes. Le débat autour de l’institution s’enferme trop souvent dans une opposition stérile entre les partisans d’une raideur institutionnelle qui visent à plier les individus à la règle, au fonctionnement et les partisans de l’individualisme pour qui les institutions n’auraient pas de légitimité à organiser les relations humaines. Ainsi, par exemple, le droit de la famille est passé, bêtement, d’un extrémisme à l’autre. Dans le domaine scolaire, on a vu la même évolution : entre la normativité scolaire de la troisième république et le libéralisme individualiste des années 70, l’essentiel a été manqué.

Simone Weil cherche une position plus juste. Cette justesse n’est pas un juste milieu, dans le sens de « moitié-moitié ». La justesse, c’est concevoir les choses autrement, à une profondeur où les oppositions superficielles n’ont plus lieu d’être. En l’occurrence, la mission éducative, qu’elle soit assurée par l’Eglise, l’Etat ou le syndicat (on dirait aujourd’hui une structure associative, à but lucratif ou non), doit être au service de la civilisation. Elle écrit : « L’entreprise d’une éducation générale de la jeunesse ouvrière est, pour les organisations syndicales, un devoir pressant dans la mesure même où l’instruction libère les travailleurs ». Mais les libère pour quoi ? Non pas pour qu’ils affirment sans fin leur subjectivité fermée : ce serait un vrai échec de l’instruction si elle n’aboutissait qu’à refermer le sujet sur lui-même. Elle les libère pour qu’ils puissent se mettre au service de valeurs qui les transcendent et qui fondent une civilisation. Les institutions peuvent nuire au développement de la civilisation, mais l’individualisme y nuit tout autant.

Quand elle réfléchit sur l’éducation dispensée par les syndicats, Simone Weil voudrait que ceux-ci pensent moins à exister pour eux-mêmes et qu’ils soient des instruments de civilisation, qu’ils aient une œuvre civilisatrice comme on peut le dire de tel ou tel ordre médiéval, bénédictin, franciscain, cistercien ou jésuite. Et ils pourraient être à la mesure de cette mission s’ils étaient le creuset d’une nouvelle culture populaire, le lieu de gestation d’une nouvelle sensibilité artistique et intellectuelle. L’institution éducative n’est justifiée, aux yeux de Simone Weil, que si elle devient un milieu d’élaboration culturelle, et finalement un outil de création collectif dans lequel les personnes puissent se sentir libérées de ce qui les empêche d’inventer leur avenir.

  

3 – Education et culture : une pédagogie de la continuité

Mais la pensée de l’éducation de SW repose aussi sur une certaine anthropologie. Celle-ci ne comprend la culture que comme une réponse au besoin d’enracinement, c’est-à-dire à ce besoin qu’a tout individu de se sentir inscrit dans une vie collective plus vaste que lui, dans une histoire qui donne à sa vie une dimension plus ample, un sens plus que personnel.  Il faut que cette histoire soit la sienne et qu’elle puisse construire sa propre identité. Eduquer, c’est permettre cette inscription, cette ouverture de l’individu au destin collectif.

L’école se construit à partir de la culture savante. Or, la crainte de SW, c’est que la culture savante puisse constituer une source de déracinement pour les enfants. Le contexte sociologique à partir duquel elle parle est celui de la mise en place de l’école primaire sous la troisième république. Les enfants, parfois scolarisés sans l’adhésion réelle des familles, reçoivent à l’école une culture scientifique et humaniste qui ne leur est pas familière, dans le sens propre où ce n’est pas celle de leur famille. Or, pour SW, il existe une culture dans chaque famille, même dans une famille de paysans, même dans une famille d’ouvriers. Car, pour elle, la culture ne se limite pas à la culture savante. Elle est « la participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, par la naissance, la profession, l’entourage ». Son intérêt pour le peuple la conduit à reconnaître, à la manière des ethnologues et des sociologues, que chaque milieu produit une culture qui lui est propre : l’enfant a besoin de cette culture précoce, préscolaire, familiale, pour former sa sensibilité, pour développer ses facultés intellectuelles, pour éveiller sa vie spirituelle. L’être humain a besoin d’être nourri, non seulement par le lait maternel, mais aussi par ce lait culturel, d’origine familiale et ethnique, qui lui vient de ce milieu de proximité, de cette communauté précoce : la maison, le village, le quartier, le groupe de prime appartenance. Plus fondamentalement, l’individu ne peut s’épanouir que s’il se sent solidaire de cette communauté d’origine, de ses proches. Ce besoin de proximité, d’intimité avec les siens doit être respecté et satisfait pour qu’ensuite de plus larges horizons puissent être explorés.

L’éducation scolaire doit donc, selon SW, venir dans la continuité de cette prime éducation, disons pour faire vite celle de la famille. L’éducation scolaire doit approfondir la prime éducation, la réfléchir, l’ouvrir à d’autres apports, mais en aucun cas la nier, la déconsidérer, la bafouer. L’école peut avoir la tentation de nier la culture première de l’enfant, de ne pas en tenir compte. Cette tentation est même grande dans le pays de Descartes, qui préconise la tabula rasa, dans la pays de la révolution. La culture d’origine peut même être réprimée par l’école comme l’a montré exemplairement la lutte des instituteurs républicains contre la langue maternelle des enfants. L’école risque alors d’être, et même a été, un puissant moyen de déracinement. Pour SW, « le second facteur de déracinement » (le premier étant l’argent), « est l’instruction telle qu’elle est conçue aujourd’hui ». L’école est l’imposition d’une culture savante à un peuple, à une classe sociale, à une communauté de proximité dont la culture première n’est pas reconnue.

Toutefois, s’il en est ainsi, ce n’est pas à cause de l’école en tant que telle, mais du fait de l’histoire européenne, et en particulier de deux événements historiques. Le premier, c’est la Renaissance, à partir de laquelle se construit la culture humaniste. SW ne célèbre pas la renaissance des quinzième et seizième siècles,  comme on l’entend faire si souvent, en particulier dans les cours d’histoire de nos collèges et lycées. Elle en a une lecture sociologique. « La Renaissance, écrit-elle, a partout provoqué une coupure entre les gens cultivés et la masse ». La référence à l’Antiquité, le retour aux textes anciens a eu un coût sociologique très fort : seule une élite a pu intégrer cette nouvelle culture. L’humanisme est un élitisme. SW célèbre le moyen-âge, et en particulier l’époque romane, parce qu’il y avait en ce temps une continuité entre la culture populaire et la haute culture. Ceux qui savaient plus partageaient avec le peuple le même socle culturel, même s’ils s’exprimaient en latin. C’est du moins ce que pense SW, et je crois que les historiens pourraient le discuter. Mais il est vrai qu’entre la culture théologique la plus élevée et le christianisme populaire, il y a de nombreux seuils, de multiples degrés, mais peut-être tout de même une continuité. C’est à voir. En tous cas, SW célèbre l’architecture romane comme la production anonyme, à la fois populaire et savante, de tout un peuple. La culture de ce temps est collective et de production anonyme. Parce qu’il rompt cette continuité entre la vie populaire et la vie savante, l’humanisme va se développer comme une culture de cour, dont le peuple est totalement exclu, et il va favoriser l’école comme moyen indispensable d’éducation, ainsi qu’on peut le lire chez Rabelais.

L’autre événement déterminant, c’est l’avènement des sciences expérimentales, en tant qu’elles viennent souvent contredire l’expérience naïve qu’on peut avoir du milieu naturel. Sur ce point, SW rencontre le même problème que Husserl qui écrivait, en mai 1934, un texte intitulé : « La terre ne se meut pas ».  En mai 1934, le célèbre professeur d’université juif de 75 ans, maître de Heidegger, de Lévinas et de bien d’autres, empêché d’enseigner par les lois antisémites du régime nazi, médite le même problème que SW, jeune juive de 24 ans, qui finit son année d’enseignement dans l’obscur lycée de jeunes filles de Roanne et s’apprête curieusement à laisser son métier de professeur de lycée pour aller travailler dans une usine. Les deux pensent qu’on ne peut pas, au nom de la science, jeter le discrédit sur la connaissance empirique, sur l’expérience primitive et naïve que nous avons du monde environnant, du milieu naturel, et renvoyer cette expérience à la pure et simple ignorance. Pour SW, la connaissance que l’ouvrier a des machines, l’expérience que le paysan a de la terre et du temps qu’il fait et va faire, doivent être reconnues et valorisées, même si elles représentent une autre démarche que celle de l’ingénieur, de l’agronome, du météorologue. SW écrit : « On croit couramment qu’un petit paysan d’aujourd’hui, élève de l’école primaire, en sait plus que Pythagore parce qu’il répète docilement que la terre tourne autour du soleil. Mais en fait il ne regarde plus les étoiles ». Ce que SW veut dire, c’est que la connaissance qui regarde les étoiles est celle qui ne dissocie pas le savoir et l’admiration : c’est ce que traditionnellement on appelle l’attitude contemplative, ce mélange de recherche et d’extase, propre à la cosmologie et assez étrangère à l’astrophysique. La rationalité scientifique s’est mise hors de la contemplation et a rompu le lien essentiel entre le vrai d’un côté et le bien et le beau de l’autre. Or cette coupure n’est pas faite dans la mentalité populaire où connaître, c’est encore s’extasier. Il ne faut donc pas, sur ce point non plus, que l’instruction scolaire altère le sens de la contemplation chez l’enfant au nom d’une démarche savante qui ne serait que rationalité et calcul.

SW souligne la nécessité d’enseigner les sciences mais elle n’ignore pas le danger que porte une éducation scientifique et technique mal conduite. Elle dénonce, par exemple, le danger qu’il y a à présenter « la nécessité géométrique de telle manière qu’elle paraît arbitraire », parce que sans rapport avec l’expérience. Elle écrit : « on présente la géométrie aux lycéens comme une chose absolument sans relation avec le monde. Ils ne peuvent guère s’y intéresser que comme un jeu, ou bien pour avoir de bonnes notes. Comment y verraient-ils de la vérité ? ». L’enseignement scientifique consiste à éveiller l’élève à ce miracle que la découverte de la vérité soit possible, que le monde soit compréhensible. Il ne peut pas être une simple vulgarisation des découvertes scientifiques ou un ensemble de choses à savoir pour pratiquer des calculs. Il doit ouvrir l’esprit à la fois à la nécessité logique qu’on trouve dans les mathématiques et à l’illumination qu’apporte l’expérience. Et elle préconise la chose suivante : « Il y aurait une manière simple d’introduire la nécessité géométrique dans une école professionnelle en associant l’étude à l’atelier ». 

Si l’éducation scolaire risque de devenir un puissant moyen de déracinement, c’est donc pour des raisons culturelles profondes, liées autant à l’humanisme qu’aux sciences. Mais l’école y ajoute aussi un certain nombre de causes aggravantes. SW, qui n’est jamais complaisante dans ses critiques, ne l’est pas avec le système scolaire qui organise l’instruction de masse. Elle écrit : «Les examens exercent sur la jeunesse des écoles le même pouvoir d’obsession que les sous sur les ouvriers qui travaillent aux pièces. Un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que, s’il est paysan, c’est parce qu’il n’était pas assez intelligent pour devenir instituteur ». SW veut dire que la quantification de la compétence intellectuelle, qui est pur produit du système scolaire, a des conséquences extrêmement perverses. La première est qu’elle détourne l’esprit de l’apprenant de la vérité en tant que telle au profit de la performance de celui qui est capable de l’apprendre. Le culte de la performance, que l’influence extrêmement délétère du sport de compétition n’a fait qu’accroître, introduit dans l’éducation des enfants une pression du groupe qui n’a plus rien de commun avec ce que devrait être l’introduction du jeune esprit à son histoire collective. La deuxième critique que SW adresse à la quantification des compétences est qu’elle introduit dans les vies un sentiment d’échec qui n’est que le produit pervers du système scolaire.    

Mais ce qui préoccupe encore plus SW, c’est que l’instruction puisse être confondue avec une vulgarisation des savoirs. « Ce qu’on appelle aujourd’hui instruire les masses, écrit-elle, c’est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu’elle peut contenir d’or pur, opération qu’on nomme vulgarisation, et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux ».  La vulgarisation, en effet, consiste à ne retenir, dans les Lettres et dans les sciences, que ce qu’il y a de plus plat, de plus facile à communiquer et en constituer une culture commune, une culture pour tous et pour personne. Or, pour SW, la pédagogie ne doit pas viser à la vulgarisation mais doit être une traduction. Une traduction, c’est-à-dire une manière de faire résonner, dans la culture propre de l’élève, ce qui a été dit ou découvert dans un milieu savant auquel il n’a peut-être pas accès. Il s’agit, en somme, de transposer une œuvre ou une découverte, d’un langage à un autre, mais sans l’amoindrir, sans la diminuer. SW écrit : « Ne pas prendre les vérité, déjà bien trop pauvres, contenues dans la culture des intellectuels, pour les dégrader, les mutiler, les vider de leur saveur ; mais simplement les exprimer, dans leur plénitude, au moyen d’un langage qui, selon le mot de Pascal, les rende sensible au cœur pour des gens dont la sensibilité se trouve modelée par la condition ouvrière ». Comment, par exemple, non pas résumer Proust de manière plate et sociologique, mais traduire dans d’autres situations et dans d’autres mots la profondeur de sa psychologie ? Comment évoquer la théorie de la relativité non pas en donnant quelques images empruntées à des trains ou autres situations concrètes mais en faisant comprendre l’étonnement d’Einstein devant la puissance du calcul mathématique capable d’anticiper sa confirmation par le réel ? Il s’agit, à chaque fois, non pas d’évacuer le plus pointu, mais de considérer l’essentiel et de trouver comment il peut s’exprimer dans un autre langage. Ce qui suppose, évidemment, que l’enseignant connaisse assez la culture d’origine de ses élèves et que ses élèves forment sociologiquement un groupe assez homogène pour qu’il puisse savoir en quel langage par eux compréhensible il peut traduire la culture savante.

Cette pédagogie de la traduction, ou de la transposition, repose sur l’idée que la vérité d’une œuvre ou d’une découverte peut rayonner dans des expressions très diverses. Ca ne peut être qu’une pédagogie lente, qui n’ambitionne pas de transmettre beaucoup. Ce qui importe, c’est l’illumination de l’âme que provoque ce qui est transmis. « Si un ouvrier, écrit SW, en une année d’efforts avides et persévérants, apprend quelques théorèmes de géométrie, il lui sera entré dans l’âme autant de vérité qu’à un étudiant qui, pendant le même temps, aura mis la même ferveur à assimiler une partie de la mathématique supérieure ». La pédagogie de SW n’est pas une pédagogie de la quantité, parce que ce n’est pas une pédagogie de la mémoire : c’est une pédagogie de l’éveil de l’âme, de l’illumination de faculté intellective au contact de la vérité. SW constate que « le désir d’apprendre pour apprendre, le désir de vérité est devenu très rare ». Or seule la vérité éduque. Mais on ne peut la rencontrer qu’à travers sa culture native. La culture n’est qu’un langage, la vérité est ce qui y transparaît. L’éducateur est celui qui sait mettre une vérité de langage propre de l’élève pour qu’elle y transparaisse pour lui.

L’école ne devrait pas être un lieu d’imposition où la culture savante opère le déracinement des enfants du peuple sans parvenir à leur donner un rapport intime à la vérité. L’école devrait être un lieu de transposition où la culture savante vient se traduire, par l’entremise de l’enseignant, dans la culture de l’élève, afin que celle-ci s’en trouve du coup renouvelée, vivifiée, ennoblit. « Un milieu déterminé, écrit SW, doit recevoir une influence extérieure non pas comme un apport, mais comme un stimulant qui rende sa vie propre plus intense ». Autrement dit, la culture savante, c’est-à-dire scolaire, si elle ne vient pas pénétrer la culture native, demeure extérieure à la personne. Cela ne produit que des personnalités clivées, incapables de faire dialoguer, de fondre leur culture profonde, vernaculaire, familière avec leur culture scolaire, plaquée, superficielle.

C’est une idée récurrente chez SW que c’est le supérieur qui doit faire l’effort de descendre vers l’inférieur. La grâce, par exemple, c’est Dieu qui vient aux hommes. Sa pédagogie reprend l’idée-force de sa métaphysique : instruire l’enfant, ce n’est pas le déraciner. La lumière de la vérité doit descendre au plus profond de ses racines, c’est-à-dire de son incarnation.  La mauvaise tentation de l’école, c’est de sortir l’enfant de son histoire, de sa communauté, de son être incarné pour le laisser suspendu dans une sorte de culture savante, commune et vulgarisée, qui lui restera de toute façon extérieure et fera de lui un esprit évanescent. A l’inverse, la bonne pédagogie est celle qui vient intensifier l’appartenance de l’enfant aux siens et approfondir ses fidélités et son identité. Et c’est dans cette profondeur d’incarnation que la vérité universelle vient prendre pour lui sa forme singulière. 

  Quelle est l’actualité de cette pédagogie weilienne ? Je ne demande pas si cette pédagogie est réalisable dans les conditions actuelles de l’enseignement. Je demande seulement si elle a encore une valeur comme idéal ? Les conditions socio-culturelles ont changé depuis les années 30. L’humanisme est en crise et impose de moins en moins la culture savante aux enfants. Mais surtout, la diversité des cultures natives a diminuée. Que reste-t-il de la culture ouvrière, de la culture paysanne, du vernaculaire ? Bien peu de chose, il faut le reconnaître. Les enfants ont désormais une sorte de culture médiatique, commune et vulgaire, que la télévision a su imposer, de manière bien plus efficace que l’école, parce qu’elle n’avait aucun exigence de savoir. Les partisans du véhiculaire contre le vernaculaire ont pu mettre à leur service la puissance des outils de communication. Les processus de vulgarisation que dénonce SW ont été décuplés. Toutefois, avec l’apport des populations étrangères, avec la constitution d’esprit de quartier, les réflexions weiliennes n’ont pas perdu leur sens. D’autre part, si l’on gratte un peu sous le verni médiatique, on trouve encore dans les familles les ferments d’une diversité culturelle. Ni l’humanisme déclinant, ni la culture techno-scientifique florissante n’ont éradiqué la diversité d’origine des enfants. Il y a bien une actualité de la pensée de SW. Aux tentations si fortes d’éradication, cette pensée oppose toujours la valeur de l’enracinement en tant qu’il est, comme elle dit, « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine ». 

 

 

Qu’en conclure ? Y a-t-il une pensée de l’éducation chez SW ? La réponse est oui. Elle peut se résumer de la manière suivante. L’institution doit rester en retrait. Sa mission est d’apporter un service aux personnes, service qui consiste à les introduire au monde de la vérité. Elle peut le faire au moyen d’une maieutique qui laisse la personne dans sa communauté de proximité de sorte qu’elle puisse conjuguer le besoin d’identité et l’ouverture à l’universel. Sans revenir, sauf si vous le souhaitez, aux textes de SW, je vous propose à présent de discuter de l’actualité de cette conception de l’éducation.

 

Publié dans Simone Weil

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