Simone Weil, une existence philosophique

Publié le par diotime

Simone Weil :

une existence philosophique

Conférence donnée à Orange, à l’invitation de l’association Agora, en octobre 2010

 

Je viens vous parler de Simone Weil non pas pour vous raconter sa vie, ni même pour vous exposer globalement sa pensée : je n’en aurais pas le temps. Je viens vous parler de Simone Weil pour vous montrer ce que c’est qu’une existence philosophique. Etre attentif à l’existence, c’est le propre de ce qu’on appelle la philosophie existentialiste. Généralement, lorsque l’on parle de l’existentiaslisme, on n’évoque pas Simone Weil. Pourtant, contrairement à ce qu’on raconte trop souvent, l’existentialisme ne peut pas se définir comme une thèse ou une doctrine. Cette idée rebattue que, dans l’existentialisme, l’existence précède l’essence, fait écran et empêche de comprendre. L’existentialisme n’est pas la philosophie de quelqu’un, ce n’est pas une doctrine : c’est un style, c’est une manière de philosopher. Les Grecs ont inventé la philosophie comme recherche de la vie sage ; la modernité définit le philosophe par un sens accru de l’existence. Mais que faut-il entendre par existence ?

Pour faire vite, on peut définir l’existence comme la capacité de transformer en pensée les événements qui nous arrivent dans la vie. Transformer ces événements en pensée, c’est les constituer comme expérience. L’existence est le corps des expériences qu’on fait au cours d’une vie. Ces expériences dépendent des événements qui nous arrivent, mais l’événement ne suffit pas à faire expérience. L’existence est ce mouvement par lequel nous transformons ce qui nous arrive en expérience qui nous font penser et nous transforment.

Une des distinctions qu’il ne faut pas manquer, c’est celle qu’on doit faire entre la subjectivité et l’existence. Le sujet se définit par sa relation à lui-même. La subjectivité est ce qui déploie une vie dans sa propre temporalité et le referme sur elle-même. Elle est construction de soi par soi. Les philosophes qu’on nomme existentialistes, comme Heidegger ou Sartre, ont surtout pensé la subjectivité : c’est pourquoi ils ont donné une telle importance au projet et à la construction de soi par soi. Chez Sartre, ce mirage d’une liberté qui fait croire que chacun est la création de soi par soi-même conduit aux délires de l’individualisme contemporain. Simone Weil est plus proche d’une pensée de l’existence pour plusieurs raisons. D’abord, avec sa critique du moi, sa pensée de la nécessaire décréation de soi pour parvenir à la vérité, elle coupe à la racine tout ce qui pourrait se construire en individualisme. Elle n’est pas une philosophe du projet. Par sa critique de l’imagination, elle disqualifie toute projection de soi dans l’avenir. Elle donne de la valeur au présent et à l’attention qu’on doit avoir pour ce qui est là, maintenant. Au projet, elle préfère l’attente. Attendre sans espérer, c’est justement ne pas faire de projet, c’est se laisser travailler par ce qui arrive et ne pas croire qu’on se construit soi-même. Et puis surtout, Simone Weil est une philosophe de la transcendance. Elle nous donne d’assister à l’effort d’une âme qui cherche au-delà de soi sa propre vérité. Pour toutes ces raisons, Simone Weil est beaucoup plus existentialistes que ceux qui se sont réclamés de ce mouvement : pour elle, l’être humain n’est pas un sujet, il est une existence.   

L’existence, en effet, est une vie mise à l’épreuve de ses limites. L’homme existe lorsque le sujet qu’il est se trouve mis en échec. Dans cet échec, il rencontre ce qui lui est extérieur. A travers l’événement, l’existence rencontre une transcendance et cette rencontre fait expérience. Toute la vie de Simone Weil est un échec : échec professionnel (sa carrière dans l’éducation nationale est chaotique et émaillés d’incidents), échec affectif (elle n’a jamais pu réaliser ce désir de couple qu’elle portait en elle comme tout le monde), échec comme écrivain (elle a beaucoup écrit mais n’a presque rien publié).

 Lorsque la vie laisse comme en dehors d’elle les événements qui lui arrivent, elle reste en dessous d’une véritable existence. Elle est, si l’on veut, une sous-existence. Elle manque à exister. Et ce manque est aussi un manquement, dans le sens où il constitue une faute. Il est très fréquent de voir des personnes qui ont une vie très remplie, une subjectivité très forte mais qui demeurent néanmoins dans une sous-existence, parce qu’aucune réflexion ne leur permet de s’ouvrir à ce qu’aurait pu leur révéler leurs échecs. En ce sens, ils demeurent en faute à l’égard de ce qu’on est en droit d’attendre d’une vie humaine.

 C’est pourquoi, dans l’existentialisme, la recherche philosophique passe par une réflexion sur sa propre vie. La pensée ne saurait être un discours global, un système qui explique. Le véritable inventeur de l’existentialisme, le théologien Kierkegaard, se moque de Hegel et, au-delà de lui, de tous les professeurs de philosophie qui pensent globalement le réel mais pour qui ce savoir demeure comme étranger à leur manière de vivre : ils ne tirent rien de leur vie pour nourrir leur pensée et ils ne retirent rien de leur pensée pour changer leur vie. Pour Kierkegaard, l’épreuve de la vérité ne peut se faire que dans le cadre d’une subjectivité ébranlée par ses propres expériences et en permanente conversion. Simone Weil nous offre le bel exemple de quelqu’un qui n’aura vraiment réussi qu’une chose : une incessante transformation de soi par l’expérience de la souffrance.

Pour comprendre une existence philosophique, il y a donc deux écueils à éviter. Le premier est la biographie. On raconte souvent la vie de Simone Weil, comme une vie pittoresque, intéressante, tragique : son engagement syndical, son travail en usine, son voyage en Espagne, son engagement dans le gaullisme de Londres, sa mort. Mais en quoi a-t-elle été, dans cette vie-là, une philosophe ? On ne le dit guère tant qu’on en reste à la biographie. Le deuxième écueil, c’est l’écueil universitaire : vouloir exposer sa pensée en dehors de sa vie, comme s’il s’agissait d’une métaphysique. La chance de Simone Weil, c’est qu’elle n’a pas été, du moins pas encore,  vraiment reprise par la philosophie universitaire, bien qu’il y ait des thèses sur elle.

J’ai tracé un programme que je ne pourrais pas tenir. Je vais me borner à considérer Simone Weil dans durant cette année scolaire 1931-1932 qu’elle passe au Puy. C’est sur cette période de sa vie que j’ai écrit. Elle est alors une jeune fille de 22 ans. Avec le recul, on peut dire que, lors de ce passage au Puy, elle aura été révélatrice du régime social et politique de son temps. Toute existence est plongée dans une organisation sociale et politique particulière : c’est ce qu’on appelle un régime. Une existence se plie plus ou moins aux contraintes qu’imposent nécessairement un régime politique aux hommes qui y sont à la fois sujets et citoyens. Plus une existence pense, plus elle prend conscience des limites que le régime lui impose. Il est, en effet, des êtres qui introduisent un trouble dans les déterminismes sociaux. Plus un être pense, plus il trouve en lui-même les raisons de son comportement. Si l’on prend l’exemple de Simone Weil comme celui d’une femme qui, plus que tout autre, s’est faite femme pensante, âme vive, on peut voir ce qu’introduit d’improbabilité quelqu’un qui est mû par autre chose que par les lois sociales de son milieu. Un être pensant qu’on plonge dans une communauté est une expérimentation vivante, qui fait révélation. Ce qui se révèle dans les événements du Puy autour de SW, c’est un régime politique, tel qu’il est lorsque craquent les apparences. Ce moment où craquent les apparences, cela s’appelle un scandale. La marque scandaleuse du passage de SW au Puy, autour de la question des chômeurs, fait de la jeune fille, en cette ville, une figure de dissidence. Le texte d’humeur que SW livre sur les événements du Puy peut recevoir une interprétation plus profonde que celle qu’on lui prête à la première lecture. En effet, en janvier 1932, elle écrit un petit papier dans le Bulletin de la Haute-Loire du syndicat national des institutrices et instituteurs, sous le titre : « Une survivance du régime des castes ». On y lit : « L’administration universitaire est en retard de quelques milliers d’années sur la civilisation humaine. Elle en est encore au régime des castes. Il y a pour elle des intouchables, tout comme dans les populations arriérées de l’Inde ». Elle insiste sur deux éléments qui semblent avoir choqué : la poignée de main qu’elle a donné aux chômeurs et le partage du vin puisqu’on l’a vue trinquer avec eux. Et Simone Weil d’ironiser : « Nous demandons à l’administration un règlement précis qui indique exactement dans quelles conditions chaque catégorie du corps enseignant a le droit de fréquenter les membres de telle ou telle couche sociale ». La question de fond est posée. Qu’est-ce qu’une société ? Qu’est-ce ce régime politique ? C’est l’organisation de non-relations, suggère SW. C’est l’empêchement de certaines paroles. La troisième République n’est pas cet âge d’or que parfois l’on prétend : reposant sur une structure sociale très hiérarchisée, elle se révèle comme une série d’obstacles qu’on oppose aux relations humaines et à la fraternité, qui pourtant fait partie de sa devise. Ce qui revient à dire qu’un régime politique consiste précisément à rendre invisible l’écart constitutif qui existe entre les principes posés et les stratégies réelles qui sont mises en œuvre.

 

Une existence éprouve sa limite dans la rencontre des autres. L’autre, ce n’est pas seulement, comme y a beaucoup insisté Sartre, ce regard qui me définit et me juge. L’autre, c’est principalement une attente. L’autre attend quelque chose de moi. Mais qu’est-ce qu’il me veut donc ? Entre les différentes attentes, il faut savoir discerner celles auxquelles je dois répondre et celles auxquelles je n’ai pas à répondre.  Simone Weil, comme on vient de la dire, pense qu’il n’y a pas à répondre aux attentes de ceux qui n’ont d’autres intentions que de sauver les convenances sociales, que de conserver le régime en place, que de faire durer une certaine forme de domination. En revanche, l’éthique est ce qui fait obligation de répondre aux plus démunis. Avant de la penser, SW a mis en acte, au Puy, cette éthique qui consiste à donner voix aux suppliants muets qui souffrent en leur chair, brisés par des mécanismes économiques qui les dépassent, et quoi qu’en puissent dire la médiatisation tendancieuse des faits et les autorités académiques dont le souci est d’abord de ménager les apparences sociales. Après son passage au Puy, SW a rencontré la réalité historique de son temps de bien des manières : voyage en Allemagne, engagement en Espagne, travail en usine, défaite de 40, etc. Elle a essayé de penser les événements qui lui arrivait de son époque et de se penser dans ces événements. Mais on pourrait également soutenir qu’elle n’a jamais cessé de penser les événements du Puy. Ceux-ci, au moment de son entrée dans la vie professionnelle, dans sa première prise de fonction, ont frappé son esprit juvénile et ont constitué une première rencontre de la réalité sociale : repli sur soi de la société, souffrance qui brise les vies sans qu’on puisse en comprendre les causes, etc. Face à cet état de fait, elle a défini une position éthique à laquelle elle s’est toujours tenue : celui qui pense et sait s’exprimer doit être la voix des sans voix.

Cette éthique se formule donc à la rencontre d’un milieu socio-politique et d’une âme. Si maintenant l’on s’intéresse davanatge à cette âme, que peut-on dire de son histoire et du rôle qui joue l’année du Puy ? D’abord, il faut bien la distinguer la vie de l’âme de la formation de l’esprit. Sans doute qu’une existence est formée intellectuellement par ses maîtres, par une éducation scolaire. Lorsqu’elle arrive au Puy, SW a reçu une formation intellectuelle, et la dispense à son tour dans sa première année d’enseignement. Et elle le fait dans le cadre d’un programme qui est l’expression de la philosophie française de cette époque.

L’une des élèves que Simone Weil a eue au Puy, Marthe Salles, est décédée il y a environ un an et j’ai pu consulter, grâce à sa fille, les cahiers de son année de philo. Si, dans ces notes de cours, on regarde les références mises en place, on constate que SW ne cite pratiquement jamais Alain, bien que ce soit à travers lui qu’elle ait découvert un grand nombre d’auteur. Deux choses frappent. D’abord, parmi les classiques, SW parle surtout de Descartes, de Spinoza et encore plus de Kant. Il est vrai que la philosophie dans laquelle SW s’est formée est post-kantienne : le kantisme détermine encore la manière dont on pose les problèmes. Mais on est étonné de voir combien elle se réfère très peu à l’Antiquité, et, elle qu’on dit à juste titre platonicienne, elle évoque très peu Platon. L’autre trait marquant, c’est de voir combien les philosophes contemporains sont présents dans ses cours, notamment Lagneau, Bergson, James ou encore Ravaison. Quant aux différents chapitres qu’elle traite, on a l’ordre suivant : la psychologie, la vie affective, sentiment et émotion, les tendances, la vie intellectuelle, la mémoire, l’attention, la logique. A vrai dire, ce programme, pas plus qu’aucun autre, n’est neutre. Par exemple, dans son long chapitre du début de l’année sur la psychologie, on ne trouve jamais la distinction, qu’on essaie ici de mettre en place, entre la vie de l’esprit et la vie de l’âme. Ce programme n’est pas fait pour ça (pas plus que celui d’aujourd’hui d’ailleurs). Il invite, à partir des facultés communes à l’homme et à l’animal, à dégager les facultés humaines supérieures, qui culminent dans la vie intellectuelle. Il invite à valoriser les sciences comme l’exercice de ces facultés supérieures. Il invite à dégager une logique universelle. Voilà un peu ce qui caractérise la formation intellectuelle de SW : le rationalisme, l’intellectualisme, l’idéalisme, et aussi, plus ou moins, le spiritualisme. Le champ de la philosophie française de l’époque est bien défini, il se caractérise aussi par un certain style et SW, jeune professeur agrégé, s’y coule.

Cela ne veut pas dire qu’on ne retrouve pas, parfois, une marque plus personnelle dans ses cours. Prenons deux exemples. Lorsqu’elle met en place la différence, en psychologie, entre l’introspection et l’observation, elle insiste sur le rôle des mythes et des légendes pour exprimer la psychologie profonde de l’homme. Et elle valorise la mythologie pour son anonymat. On peut lire, dans le cahier de Marthe Salles : « Les mythes et les légendes sont œuvres de l’espèce humaine, ainsi que les proverbes ». Et, un peu plus loin : « Les plus grandes œuvres sont celles qui ont le caractère le plus anonymes ». On trouve là des idées chères à SW que non seulement elle développera mais qui explique la répugnance qu’elle a finalement eu à écrire quelque chose qui aurait pu ressembler à un livre publié, sa répugnance à devenir un auteur.

Deuxième exemple. Lorsqu’elle explique longuement à ses élèves la différence entre le réflexe et l’instinct, elle prend l’exemple de la nourriture, elle montre qu’elle est un instinct et, lit-on sur le cahier, « il y a donc des moments où l’instinct ne fonctionne pas ».

Sur ces deux exemples, il semble que la morale républicaine la plus rigoriste, d’inspiration kantienne, celle qui insiste sur l’abnégation de l’homme au service de sa fonction, et aussi sur la maîtrise des instincts par la volonté rationnelle, soit interprétée par SW comme une sorte d’ascèse, une ascèse qui, chez elle, sortira bientôt des cadres du rationalisme républicain. 

Mais, à côté du contenu des cours, il y a ce qu’on pourrait appeler l’éthos professoral, tel qu’il est conçu à l’époque. Et si SW cite peu Alain, elle est sans doute encore imprégnée par sa magistralité. En effet, la stature d’Alain, dans la philosophie française, est paradoxale. Presque absent des histoires de la philosophie, on peut se demander en quel sens il était un philosophe. Il ne l’était pas dans le sens d’un Bergson, par exemple. Alain n’a jamais été porteur d’une pensée originale capable d’infléchir durablement l’histoire des idées philosophiques. Comme philosophe il a d’abord été un professeur, tandis que d’autres professeurs sont d’abord des philosophes, et là encore on pense à Bergson. Toutefois, ce qui lui donne une si forte stature tient à trois points. Le premier point est d’ordre institutionnel : il a été le professeur de philosophie du plus grand lycée parisien et ses élèves en khâgne étaient des meilleures familles qui soient, promis à de prestigieuses carrières. Lui, le penseur iconoclaste, tient sa stature d’avoir été le professeur d’une élite. Sa grandeur tient à une position institutionnelle forte. Mais cette position, il a su s’en servir pour rendre inventive l’institution. Son enseignement, c’est l’école républicaine qui accède à la vie de l’Esprit et qui invente un type inédit : le professeur de philosophie des lycées. Le deuxième point, ce sont ses relations avec la presse puisqu’en publiant très régulièrement ses propos dans les journaux il a rejoint un large public et a acquis une grande notoriété. C’est cette notoriété qui donne du retentissement à ses engagements politiques dans la lutte antifasciste et en faveur du parti radical. Le troisième point à considérer est évidemment le style de cet homme, dans sa manière d’écrire mais aussi dans sa manière de parler en classe et plus généralement dans sa manière d’être. C’est un style caractérisé par une très grande intelligence, une concision provocante, un indéniable brio. Ces trois facteurs ont donné à Alain une aura telle qu’il pouvait être le maître adulé de toute une jeunesse sans être pour autant l’inventeur d’une pensée ou d’une méthode. Il ne renouvelle pas la philosophie : il renouvelle le type du philosophe. Plus qu’une œuvre, il est une figure. Il est le professeur de philosophie comme maître : une invention de l’institution républicaine.

SW est certainement marquée par cet éthos professoral, mais elle n’en est pas prisonnière. Elle a beaucoup de mal à investir l’autorité institutionnelle, et ne le souhaite pas. SW n’a jamais été un grand professeur, dans le sens où on peut le dire d’Alain. Elle reprendra davantage chez Alain la figure du professeur engagé, mais en la poussant beaucoup plus loin. Quant au style, SW n’a pas du tout, en classe, la même assurance que son maître. En revanche, elle va inventer le style du professeur de lycée qui fait scandale. Telle est sa manière d’enseigner durant l’année du Puy.

 

L’année du Puy est aussi l’année où SW commence à enseigner à la Bourse du travail de Saint-Etienne. Ce qu’elle enseigne à la Bourse, dans le cadre d’un projet d’éducation populaire qui lui tient à coeur, n’a rien à voir avec ce qu’elle enseigne au lycée de jeune fille, dans le cadre de l’instruction publique. Il semble même qu’il y ait, chez SW, cette année-là, deux formes de pensée, deux modes de fonctionnement qui ne peuvent se rejoindre. Cela ne concerne pas seulement SW. Il s’était constitué, à l’université, en vase clos, une sorte de philosophie officielle de la République, kantienne en son fond, et représentant la pensée d’une élite. En dehors, le marxisme se développait dans les partis, les syndicats, les mouvements militants et les revues. Dès sa première année d’enseignement, au Puy, SW est des deux côtés.

Mais même dans son enseignement à la Bourse du travail, on dirait que SW est double, ce qui est sans doute le signe de sa jeunesse. En effet, elle s’est beaucoup consacrée à enseigner Marx, mais sans y adhérer. Au-delà des contraintes de l’économie, et en particulier de l’économie capitaliste, c’est la société en tant que telle, et quel que soit le régime, qui coupe l’existence de l’enracinement nécessaire à sa vie spirituelle. « L’ordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel qu’il soit »15, écrira-t-elle plus tard. L’oppression ne se réduit pas à la domination des propriétaires sur ceux qui n’ont rien. Elle est le fait social et politique premier : « La soumission du grand nombre au plus petit, ce fait fondamental de presque toute organisation sociale, n’a pas fini d’étonner tous ceux qui y réfléchissent un peu »16. Il atteste déjà que le nombre ne fait pas la force. Il ne suffit pas que les prolétaires soient les plus nombreux pour qu’ils puissent prendre le pouvoir. Une société, ça ne fonctionne pas ainsi, c’est une vue simpliste que de le croire. La vérité est que dans une société la soumission n’est possible que parce que ceux qui sont soumis le veulent. Ils le veulent parce qu’ils en ont pris l’habitude, qu’ils l’ont intégré comme une composante de leur être, une dimension de leur identité. Et Simone Weil d’écrire : « selon une formule célèbre l’esclavage avilit l’homme jusqu’à s’en faire aimer »17. Mais cela ne signifie pas, pour autant, que les dominants soient plus libres : ils sont dominés par les exigences de leur domination, commandés par les impératifs du commandement. « La puissance, écrit Simone Weil, enferme une sorte de fatalité qui pèse aussi impitoyablement sur ceux qui commandent que sur ceux qui obéissent. (…). Conserver la puissance est, pour les puissants, une nécessité vitale, puisque c’est leur puissance qui les nourrit (…). Les maîtres peuvent bien rêver de modération, mais il leur est interdit de pratiquer cette vertu »18. Selon la pensée politique cynique de la Renaissance, celle de Machiavel et celle de La Boétie, Simone Weil voit finalement dans la domination un jeu de dupes où chacun est dominé par les exigences mêmes de la domination. La société est ce jeu sans maître véritable, où ceux qui sont, dans une circonstance donnée, en position de maître tirent néanmoins tous les profits qu’ils peuvent de cette situation et où ceux qui sont forcés d’obéir tirent également tous les avantages secondaires liés à leur soumission. On est bien loin de Marx ! Ces idées, qu’elle développera surtout en 34, elles devaient déjà avoir commencé leur chemin dans la tête de SW, si bien qu’elle enseignait Marx, plus pour éprouver sa pensée que pour y adhérer sans réserve. Toujours est-il que l’assimilation du marxisme et son dépassement participent bien à la formation intellectuelle de SW, autant que la philosophie universitaire de son temps.

 

Pourtant, une pensée, même jeune, si c’est une vraie pensée, n’est pas seulement le reflet du milieu où elle s’est formée. Elle n’est pas seulement la réfraction de la pensée d’un maître. Une vie intellectuelle se comprend mal, ou d’une façon très extérieure, si on ne la relie pas à la vie de l’âme. Une existence, c’est une âme qui découvre qu’elle porte, au cœur d’elle-même, une marque, une empreinte qu’elle n’a pas choisi et qui ne lui appartient même pas. Exister, c’est découvrir le signe qui nous imprime et qui fait que notre vie intérieure n’est pas seulement marquée par un enseignement extérieur, mais aussi, quoique plus mystérieusement, par un enseignement intérieur si l’on peut dire, un enseignement originaire entendu comme le signe qui détermine notre domaine spirituel propre. C’est très important pour Simone Weil mais sans doute aussi pour toute personne qui s’occupe de penser. Quelle quête de l’âme peut-on deviner sous la recherche intellectuelle de Simone Weil en ces années-là ? Et il s’agit bien de deviner car, en la matière, il faut sans doute se risquer à interpréter. Les esprits peuvent se déteindre les uns sur les autres, s’influencer, et ne se forment d’ailleurs que par cette intériorisation des influences. Mais il n’en va pas de même pour l’âme. Une âme est irréductible aux conditions d’existence dans lesquelles elle se trouve plongée. Une âme est dotée d’une singularité mystérieuse, comme créée, et il semble que s’ouvre à elle un domaine de questionnement qui lui est propre. Essayons de retrouver la manière dont la vie intellectuelle de Simone Weil, en apparence si conforme à celle que pouvaient avoir les philosophes de cette époque, était animée, durant sa période ponote, par certaines directions, certaines intuitions, certaines inquiétudes.

Simone Weil, à l’ENS, en 1929-1930, càd juste avant de venir au Puy, a beaucoup étudié Descartes. Or il semble qu’elle perçoive comme un danger l’idéalisme subjectif. L’immanence de la conscience qui n’a affaire à rien d’autre qu’à son propre flux de représentations est une vision qui semble rendre Simone Weil mal à l’aise. Au printemps 1929, elle travaille à un texte pour la revue nîmoise « Libres propos » qui accueillait des textes d’Alain, ainsi que de ceux de ses élèves que le professeur avait distingués. C’est un texte d’un style métaphorique, presque poétique, puisque Simone Weil pense que la philosophie peut également s’exprimer par la mythologie ou le conte. C’est du moins ce qu’elle avait soutenu, à seize ans, dans un de ses premiers topos rendus à Alain24. Dans son article, elle compare le flux de la conscience subjective à Protée qu’elle désigne comme « ce monstre indomptable, sous l’aspect duquel le monde, à ma naissance et à tout instant de ma vie, m’est présent ; monstre qui, lorsque s’éveille ma pensée, est en moi, qui est moi, et qui ne dépend pas, si peu que ce soit, de moi »25. La pensée va lui apparaître comme le travail héroïque pour vaincre ce monstre. Quelle terreur habite Simone Weil qui la conduit ainsi à désigner comme un monstre la vie d’avant la pensée ? Et ce monstre représente pour elle à la fois la pensée des cultures primitives, la confusion mentale de l’enfance et l’ensemble des sensations non élaborées qui dansent en permanence autour de nous.

Si Simone Weil présente Protée comme un monstre, c’est sans doute qu’elle éprouve une profonde aversion pour l’insaisissable, pour l’informel. Elle réagit fortement à ce que Freud appelle, exactement la même année, le sentiment océanique, en citant Romain Rolland qui y voit la source de toute religiosité26. Simone Weil récuse toute philosophie de l’immanence, elle ne veut pas céder à un mysticisme de la fusion. Cette fusion, elle la désigne, quelques mois plus tard, dans son mémoire de la rue d’Ulm, comme « ce chaos mélangé du monde et de moi »27.

Or, il lui semble qu’on n’en peut sortir que par l’action, et particulièrement par le travail. Dans son cours du Puy, elle fait une longue analyse de l’effort selon Maine de Biran. SW est à la recherche de l’être. Elle ne peut se satisfaire de l’idéalisme kantien. Mais elle ne pense pas pouvoir retrouver le réel par une simple argumentation métaphysique, comme le fait Descartes. Elle pense que l’expérience du réel se fait par le corps, dans l’épreuve de l’obstacle et de la résistance. C’est pourquoi le travail lui semble être en soi une ontologie : il est la rencontre concrète du réel.

Cette quête du réel est véritablement recherche d’une transcendance par delà la vie de l’esprit subjectif. On voit comme SW se sentait mal à l’aise aussi bien dans son statut de professeur que dans l’intellectualisme de la philosophie dominante, qu’elle enseignait néanmoins. On constate donc, chez ce jeune esprit, une tension entre les outils intellectuels dont elle se sert, parce que ce sont ceux que sa formation intellectuelle met à sa disposition, et l’aspiration profonde de son âme, qui est en quête d’une réalité transcendante, réalité dont la rencontre peut mettre fin aux vertiges de la subjectivité. Cette recherche de la transcendance ne va cesser d’habiter cette âme et va prendre, un peu plus tard, une forme religieuse. Mais elle existe, avant même de devenir consciente à elle-même, dans le simple fait que SW ait ce projet d’aller travailler en usine.

En effet, SW ne vient au Puy qu’à contrecœur. Son idée est déjà d’aller travailler en usine. Ce désir profond demeure en elle durant toutes ces années, au point qu’elle va le réaliser en 1934. Quelle signification ce projet a-t-il ? Une signification double, à mon avis. Il est un désir de transcendance : au-delà du cadre philosophique confiné qu’est l’idéalisme, au-delà d’une vie d’intellectuel qui enferme dans les représentations, SW veut trouver du réel. Mais ce projet est aussi de se mettre du côté des déclassés. Car les ouvriers sont des prolétaires. Le prolétaire est, pour elle, une figure de ce qu’elle appellera plus tard le malheureux. L’année du Puy, le malheureux, pour elle, c’est le prolétaire de Saint-Etienne, c’est le chômeur du Puy, mais aussi le prisonnier.

Suspectée par son administration, stigmatisée par la presse, convoquée et surveillée par la police, SW, on le sait, a pu songer à la prison durant son année du Puy. C’était évidemment dans le fantasme, mais la situation a été telle qu’elle a pu se sentir, comme Socrate, du côté des accusés. Je crois qu’elle pensera à cela lorsque, plus tard, elle écrira : « « Comme un vagabond, accusé en correctionnelle d’avoir pris une carotte dans un champ, se tient debout devant le juge qui, commodément assis, enfile élégamment questions, commentaires et plaisanteries, tandis que l’autre ne parvient pas même à balbutier ; ainsi se tient la vérité devant une intelligence occupée à aligner élégamment des opinions ».  Cette phrase porte principalement sur la vérité : la vérité ne peut se révéler qu’à celui qui a tout perdu et qui souffre. Le malheureux, du fait de son exclusion, est celui à qui la vérité se dévoile.

C’est plus tard, dans son texte de 1942 sur le malheur, puis dans ses écrits de Londres, que SW élucidera ce qui s’est déjà joué, en son âme, lors de son année du Puy, sans qu’elle en ait eu pleine conscience. « Il y a alliance naturelle, écrira-t-elle, entre la vérité et le malheur, parce que l’une et l’autre sont des suppliants muets, éternellement condamnés à demeurer sans voix devant nous » (p.32).

Le malheureux, en effet, est détruit, décréé à son corps défendant, il ne peut plus opposer les défenses du moi aux sentiments qui le traversent. Il n’est plus rien, il est un vide, il est anéanti. Il n’est plus personne. Plus une société est forte, plus elle favorise l’épanouissement personnel car la personne n’est qu’un produit de la société, elle n’existe que soutenue, étayée par le groupe social. « La personne, écrit-elle, ne s’épanouit que lorsque du prestige social la gonfle ; son épanouissement est un privilège social » (p. 27). C’est bien pourquoi Simone Weil ne peut pas être personnaliste : pour elle, la véritable démarche éthique consiste à aller vers ceux qui n’ont pas pu se construire comme des personnes, ceux que la société exclut pour permettre à d’autres d’exister comme personnes. Et pour aller vers ceux-là, il faut s’être soi-même laissé déconstruire en tant que personne, par ce travail de décréation  qu’opère en nous le malheur.

 

A Londres, SW exprimera clairement que l’homme est sacré en tant qu’il est charnel, c’est-à-dire en tant qu’il peut souffrir. Simone Weil a bien compris que la chair relève de l’impersonnel, qu’elle n’est pas foncièrement individuée. Si l’on s’enferme dans l’individualisme, si l’on pense que l’individu est une donnée première, alors on ne peut jamais avoir accès à l’ordre éthique. Ce qui met en branle la démarche éthique, c’est le cri, dit-elle ; le cri en tant qu’il exprime une souffrance qui m’éveille à l’insupportable, à l’inadmissible. Celui qui crie, ou qui geint ou qui râle, n’est pas une personne. Il retourne plutôt à une souffrance animale qui le dépouille de sa personnalité. Or c’est par ce dépouillement, cette nudité, qu’il oblige à le secourir. C’est parce que dans l’inarticulation du cri il manque même de parole pour dire ce qu’il souffre qu’il faut aller lui donner la parole qu’il n’a pas. « Rien n’est plus affreux par exemple, écrit Simone Weil, que de voir en correctionnelle un malheureux balbutier devant un magistrat qui fait en langage élégant de fines plaisanteries » (p.14). Etre la parole des sans-parole, l’avocat des sans-droit, le médecin de ceux qui ne sont presque plus personne, voilà ce qu’est la démarche éthique, voilà ce qui peut fonder une éthique des écrivains, des avocats, des médecins.

Ce qui revient à dire que notre premier devoir, notre dernier aussi, si nous nous engageons dans une démarche éthique, c’est de donner voix. C’est faire exister par notre parole ce qui ne pourrait exister parmi nous sans nous. La parole est principalement accueil. On comprend bien que les Idées, s’il n’y avait personne pour en parler, pour les parler, resteraient sans fin dans un autre monde et que le nôtre en serait privé, ce qui reviendrait à amputer l’homme de sa dimension d’idéalité, c’est-à-dire à le déshumaniser. La parole est ce qui introduit l’idéal dans nos vies. Mais il en est de même des exclus. S’il n’y avait personne pour donner voix aux sans voix, aux défunts, aux enfants, aux malades, aux étrangers, aux malheureux, la société se porterait parfaitement bien, et même peut-être mieux, mais il manquerait aux hommes d’avoir su tout simplement accueillir ce qui existe. Le mal du sacrifice de l’autre n’aurait plus qu’à se refermer sur lui-même. C’est parce que la parole est accueil, qu’elle fait exister parmi nous ce qui aurait pu être totalement banni, qu’elle est essentielle à toute démarche éthique.

 

Disons, pour conclure, que durant son année du Puy, l’âme de SW est traversée par deux mouvements : un mouvement vers le réel et un mouvement vers la position de l’exclu. C’est en cela que Simone Weil est une existence philosophique, c’est-à-dire une existence qui, plus que d’autres, fait l’épreuve de sa limite. Le réel et l’exclu sont, en effet, deux figures majeures de l’extériorité. Ces deux mouvements profonds, vers le réel et vers les exclus, existent en elle, au-delà de sa biographie, au-delà de sa vie intellectuelle et en deça de la conscience. Elle les amènera à une plus grande consience plus tard. Si la biographie nous renseigne sur la vie épuisante que s’organise SW, en 31-32, entre l’enseignement au lycée où elle débute et ses courses le week-end à Saint-Etienne, si elle nous renseigne aussi sur les événements autour de la grève des chômeurs, il faut bien comprendre que SW allait à Saint-Etienne comme on s’approche du réel et qu’elle soutenait les chômeurs pour se mettre du côté des exclus. Autrement dit, c’est bien par la vie de l’âme que s’explique la biographie. Une fois cette constatation faite, il faut reconnaître qu’une vie n’est pas fondamentalement historique, car ces deux élans qui font l’âme de SW continueront à s’exprimer plus tard, dans d’autres contextes. Si bien que l’année du Puy n’est singulière que par le contexte mais elle ne doit pas être considérée comme une étape : SW y est présente, telle qu’en elle-même, toute entière, l’exclu prenant cette année-là la figure du chômeur et l’approche du réel prenant la forme des déplacements à Saint-Etienne. Une âme vive comme celle de SW déploie son entière permanence à chaque moment de sa vie.  L’existence philosophique c’est de tenir cette âme qui nous habite au plus vif.

 

 

 

Publié dans Simone Weil

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