Simone Weil et l'Europe

Publié le par diotime

 

Simone Weil et l’Europe

Conférence donnée à Yssingeaux

 

 

L’histoire n’est pas un récit commun à tous. Les hommes ne parviennent pas vraiment à se mettre d’accord sur la manière de raconter leur passé. Le grand mérite de SW est d’inventer une autre histoire, de raconter autrement le déroulement de notre civilisation. L’Europe, comme moment de cette histoire, trouve alors un autre sens que celui que nous lui donnons habituellement. Je vous propose de voir quel sens SW donne à l’Europe.

Toute histoire lit le passé à partir du présent. Le vingtième siècle, qui n’en est qu’à son début quand SW pense, se caractérise selon elle par deux traits majeurs : d’une part la déspiritualisation, d’autre part le totalitarisme et la guerre. Notre Europe, pour SW, est donc cette conjonction d’une décadence spirituelle et d’une catastrophe politique. C’est donc une vision extrêmement sombre de l’Europe qui nourrit la réflexion weilienne. A partir de là, elle tente la genèse de ces deux traits majeurs en proposant une histoire spirituelle et une histoire politique de l’Europe.

 

I – L’Europe comme histoire spirituelle

 

a – L’origine de la spiritualité européenne

Du point de vue de l’histoire spirituelle, elle commence par réinterpréter la provenance de notre civilisation. Elle cherche à déconstruire la notion de judéo-christianisme et à lui substituer celle d’helléno-christianisme. Pour elle, en effet, le message évangélique ne peut pas s’enraciner dans l’histoire hébréaïque. Ce qu’on appelle son antijudaïsme n’a, bien sûr, rien de commun avec un quelconque antisémitisme. Ceux qui laissent entendre  qu’il y a un lien vise à nuire à la pensée de SW. Dans une lettre à Jean Wahl d’octobre 1942, elle se défend déjà de certains bruits qu’on fait courir sur de supposées sympathies pour Vichy. Son antijudaïsme a un sens historique : elle pense la construction de la Bible en un Ancien Testament et un Nouveau Testament, c’est une manière de reprendre le Christ dans l’histoire juive, alors que tout son message est de rupture. Pour elle, le judaïsme n’a pas su séparer l’ordre social et politique d’un côté, et l’autre spirituel de l’autre. Il ne sait pas établir la différence entre le naturel et le surnaturel. Il n’a pas vraiment le sens de la spiritualité. Elle parle évidemment du judaïsme de l’époque biblique, et non pas des différents interprétations spiritualistes qui pourront en être donné plus tard et jusqu’à nos jours. Ces interprétations spiritualistes sont postérieures et ne doivent pas influencer notre compréhension du judaïsme biblique. Pour elle, celui-ci se caractérise par la confusion du spirituel et du temporel, ou plutôt un usage du spirituel au fin d’établir un pouvoir temporel. Elle pense que les hébreux cherchent principalement la puissance politique. Elle écrit : « je pense que Moïse a connu cette sagesse et l’a refusée parce que, comme Maurras, il concevait la religion comme un simple instrument de la grandeur nationale ». Il s’en suit donc que pour elle, la Bible est la récupération du message évangélique par le messianisme hébreux, afin de l’inscrire dans son cadre historique. Elle pense que le Christ nous tourne vers l’éternité et que le messianisme hébraïque nous en détourne : « il faut se défaire de la superstition de la chronologie pour trouver l’éternité », écrit-elle. A partir de là, elle affirme que le judéo-christianisme n’est qu’une construction artificielle, où se joignent de valeurs antagonistes.

En revanche, le message évangélique lui semble parfaitement en accord avec les sagesses anciennes et en particulier avec la sagesse grecque. Elle écrit ceci : « Je crois qu’une pensée identique se trouve exprimée, d’une manière très précise et avec des modalités à peine différentes, dans les mythologies antiques ; dans la philosophie de Phérékydès, Thalès, Anaximandre, Héraclite, Pythagore, Platon et des stoïciens grecs ; dans la poésie grecque de la grande époque ; dans le folklore universel ; dans les Upanishad et la Bagavad-Gîta, dans les écrits des taoistes chinois et dans certains courants bouddhistes ». Elle pense que cette sagesse universelle est en accord avec le message évangélique. Elle écrit : « Le catholicisme contient explicitement des vérités que d’autres religions contiennent déjà implicitement ».

Elle n’est pas la seule, bien sûr, à faire remonter l’Europe à la sources grecque. Le « miracle grec » est unanimement reconnu comme l’origine de notre culture profane et humaniste. Mais nous savons aussi combien la théologie chrétienne est d’inspiration grecque, à travers les deux références majeurs à Platon et Aristote. Mais SW va sans doute plus loin car ce qu’elle retient des grecs, ce n’est pas la philosophie, les sciences ou la littérature : c’est l’inspiration religieuse qu’il y a derrière cela et qui, selon elle, conduit directement au Christ. Si bien qu’au lieu de dire qu’il y a deux racines spirituelles à l’Europe : l’hellénique et la sémitique, elle affirme qu’il n’y en a qu’une seule : la source helléno-chrétienne. L’héritage sémitique et romain, pour elle, renvoie à l’histoire politique de la domination, et non pas à l’histoire spirituelle.   

 

b – La décadence spirituelle de l’Europe.

Après avoir montré comment SW pense l’Europe dans ses origines, considérons comment elle en pense la décadence spirituelle. En réalité, c’est pour comprendre les causes de la défaire française de 1940 qu’elle va s’interroger, notamment en 1942, sur les origines de cette décadence.

Dans cette défaite, la Italie et l’Occitanie se rejoignent. La défaite occitane n’est évidemment pas un simple épisode de l’histoire de Italie. C’est un moment décisif de la civilisation européenne. L’Occitanie demeure pour nous une des figures majeures de la possibilité manquée, de ce qui « aurait pu ». Elle aurait pu être une renaissance de l’esprit grec dans une version chrétienne, une sorte de superposition de nos deux origines spirituelles. La défaite occitane est alors à comprendre, selon Simone Weil, comme une catastrophe dans le cours de notre civilisation. L’effet extrêmement négatif de cette catastrophe n’est rien d’autre que l’Europe moderne, cette culture profondément déspiritualisée où l’individu souffre d’un déracinement essentiel. Ce déracinement est la cause profonde et ancienne de la défaite de 1940. Par ce chemin étonnant, Simone Weil, en fin de compte, trouve dans la défaite occitane la cause la plus lointaine de la défaite française. Une blessure renvoie à une autre, un deuil avive un autre deuil. L’Occitanie n’est vivace, cette patrie déterritorialisée de notre être poétique, que lorsqu’on éprouve la blessure de la patrie.

Si la Italie avait su entendre la leçon occitanienne, l’Europe ne serait peut-être pas entrée dans ce siècle de guerre. En un sens, la méditation de Simone Weil retrouve celle d’un Georges Bataille ou d’un Jan Patocka : c’est une méditation sur les guerres européennes du vingtième siècle, une méditation sur notre malheur présent. Que doit être l’Europe, quelle voie doit-elle avoir prise, depuis son entrée dans la modernité, pour aboutir à cette catastrophe ? On n’expliquera pas cette dernière, dans toute son ampleur, en se contentant des causes immédiates et conjoncturelles. Ce qui échoue au vingtième siècle, dans deux guerres mondiales, dans tant d’autres guerres, dans la violence des totalitarismes, puis dans le cynisme de l’économie, c’est un mouvement historique long. Ce qui y avorte, ce n’est pas seulement le dix-neuvième siècle et sa croyance naïve au progrès de l’humanité. Il faut remonter à la mise en place des conditions spirituelles de l’Europe moderne. A partir du moment où l’on pose ainsi le problème, on comprend que la méditation de Simone Weil est loin d’être fantaisiste dans ses perspectives historiques brossées à grands traits, un peu grossièrement sans doute. Elle accepte, dans l’étonnement de la défaite française, de poser carrément la question de l’Europe moderne, c’est-à-dire celle du déclin spirituel où nous sommes.

Pour ce faire, elle propose sa théorie des deux renaissances. Avant la renaissance humaniste, une autre renaissance s’est essayée aux onzième et douzième siècles. D’autres qu’elle, et par exemple Marc Bloch, ont évoqué cette renaissance du douzième siècle. Mais, pour elle, les deux renaissances ne se succèdent pas : elles s’opposent. La première est la renaissance romane portée par l’Occitanie : c’est la renaissance occitane. Elle est un échec malgré les Italie qu’elle laisse, malgré l’exemple qu’elle donne. Elle est deux fois recouverte et défaite. Une première fois au treizième siècle, lorsque le monde gothique s’impose. Ce monde représente non seulement la victoire de la Italie sur l’Occitanie, mais surtout un refoulement de l’inspiration platonicienne. Quoi qu’on puisse dire sur Suger et sa référence au pseudo-Denys, Simone Weil comprend sans doute le gothique principalement à partir de la scolastique, du réalisme bourgeois et de la perte d’une certaine retenue. Mais le deuxième échec de la renaissance occitane, c’est la renaissance humaniste. L’humanisme est d’ailleurs plutôt considéré comme un dévoiement, car le premier esprit de la renaissance moderne, celui du Quattrocento, aurait pu être une deuxième chance pour la romanité. Simone Weil pense, vraisemblablement, à ce qu’a été, par exemple, l’Académie de Florence et aux travaux de Marsile Ficin pour ressusciter le platonisme. Mais l’humanisme s’impose comme le règne de la force et de l’orgueil humain. La renaissance humaniste recouvre durablement la renaissance occitane et ouvre l’Europe moderne.  

Précisons que l’échec de la renaissance occitane est relatif. Pour une part, l’esprit occitan est allé habiter l’Italie et Simone Weil l’y retrouve en Toscane. Il survit bien sûr en Provence et parfois revient au premier plan. Mais la question n’est pas de survivre : elle est de renaître. Une nouvelle renaissance occitane est-elle possible ? Nul ne peut répondre à cette question. Si elle est possible, elle se fera, pense Simone Weil, à partir d’un sentiment précis, qui est le repentir. Le repentir n’est ni le regret, ni le remords. Le regret nous remplit, à l’égard du passé, d’une nostalgie rêveuse qui ne nous empêche nullement de poursuivre le chemin où nous sommes engagés. On regrette mais on continue comme çà. Le remords, lui, nous empêche certes de continuer mais c’est pour nous plonger dans une souffrance qui paralyse. Le remords nous détruit. « Le repentir, dit Simone Weil, est le retour à l’instant qui a précédé le mauvais choix ». Sous l’emprise du repentir, on reprend, par un retour en arrière, le chemin là où il a dévié, on corrige le cours des choses. Ni on ne continue comme çà ni on ne s’arrête : on cherche le chemin qu’on a manqué. La pensée de la défaite est une pensée du repentir.

Pouvons-nous faire revivre une civilisation de l’entente qui constitue, à en croire Simone Weil, notre héritage occitan ? Les valeurs n’en sont pas mortes, elles aimantent toujours notre désir profond. Mais elles sont comme étrangères à la modernité. L’amitié et la noce, la fidélité et l’obéissance, la sobriété et la piété à l’égard de l’ordre du monde, la poésie comme atmosphère de toute vie humaine, voilà où se prend une inspiration occitane. C’est une inspiration qui n’est liée à aucune époque, qui peut revivre en tout âge sous des formes différentes. Saurons-nous en faire quelque chose pour demain ? Simone Weil nous a laissé en 1943. La Libération est venue, puis la société de consommation, l’Europe des grandes communications. Nous ne sommes plus dans la défaite ni dans la blessure. Nous n’avons plus à nous repentir de rien. Notre déracinement n’a pas cessé mais il nous est devenu indifférent. Pourtant qui pourrait dire que notre détresse soit nulle dans une Europe où la crise spirituelle ne fait que s’approfondir ? Qui pourrait dire que le malheur ne nous envoie plus aucun signe ? Le temps est d’attendre et de vivre une patrie en instance. Attendre, est-ce autre chose que penser ? Ecoutons Simone Weil : « Nous n’avons pas à nous demander comment appliquer à nos conditions actuelles d’existence l’inspiration d’un temps si lointain. Dans la mesure où nous contemplons la beauté de cette époque avec attention et amour, dans cette mesure son inspiration descendra en nous et rendra peu à peu impossible une partie au moins des bassesses qui constituent l’air que nous respirons »67.

 

II – L’Europe comme histoire politique

 

 

 

A – Penser l’Europe à partir du colionalisme

 

2 - Le colonialisme et la guerre

Dans sa pensée de la guerre, SW met celle-ci en relation avec la nécessité pour les Etats d’exister. Mais les guerres ont aussi pour fonction de mettre en place un ordre de la domination. La pensée de SW comporte une géo-politique. Il est vrai qu’elle pense principalement aux guerres coloniales.

La guerre est un hommage rendu à la force car c’est par elle qu’on prétend régler les désaccords.

La guerre est bien sûr l’usage de la force, mais ce qui importe encore plus que la force, qui est un moyen, c’est l’état du monde sur quoi ouvre la victoire de l’un sur l’autre. Cet état, c’est la domination. La domination est l’imposition de la culture des vainqueurs sur les vaincus. Le colonialisme est l’exemple le plus clair de domination. La domination peut être vue comme un état de paix, ou comme le moyen nécessaire pour produire de l’unité politique. SW récuse ces conceptions positives de la domination. Elle n’y voit que des justifications ayant pour fonction de masquer le mal que constitue toute domination. Ce mal, c’est le déracinement des vaincus, càd qu’un peuple est coupé de sa propre histoire et inscrit artificiellement dans une histoire étrangère.

Une véritable colonisation n’apparaît même plus comme telle lorsqu’elle est réussie. La domination a cette capacité à se faire oublier lorsqu’elle est assurée. Le mal est constitutif de la réalité, si intimement intégré à elle que le jugement qui le désigne comme un mal est difficile à construire. Rien ne l’illustre mieux que la géo-politique. SW s’attarde à montrer que ce que nous appelons la France repose sur une unité forcée, sur une conquête initiale : celle par laquelle le royaume du nord de la Loire annexe l’occitanie. Cette colonisation est si réussie, si ancienne qu’elle nous est devenue invisible. La lecture de l’histoire que SW propose n’est pas une lecture du point de vue des vainqueurs. Savoir relire l’histoire du point de vue des vaincus, c’est être capable d’y discerner le mal à l’œuvre.

L’histoire n’est qu’une continuation de la guerre. Les quelques remarques épistémologiques que SW fait à propos du travail des historiens tendent à montrer cela. En effet, les historiens sont d’abord tributaires des documents. Or il est presque systématique que la culture du vaincu disparaisse, le vainqueur n’en gardant pas la mémoire, ou même faisant tout pour en supprimer les traces. Ainsi en est-il de la culture des Druides, comme de la culture occitane ou précolombienne. Du coup, « les vaincus échappent à l’attention », ils deviennent comme n’ayant jamais existé.  La science historique n’est assurément pas une science car elle est conduite à l’erreur de croire que ce qui a pourtant existé n’était rien : « les vaincus disparaissent. Ils sont néant ».

D’autant que les historiens reprennent en général le discours des vainqueurs sur les vaincus. SW parle des « nations dont la pratique invariable est de calomnier ceux qu’elles ont tués ». Car vaincre ne suffit pas : il faut justifier la victoire, la montrer comme un heureux événement. Il faut donc célébrer chez les vainqueurs non seulement leur force, mais aussi leur supériorité à tous les niveaux. La force doit finalement devenir le signe d’une supériorité culturelle et presque ontologique du vainqueur. C’est par l’histoire que ce travail se fait, c’est-à-dire par la parole qui ajoute à l’événement son sens, tel que le vainqueur l’impose. La victoire donne le droit d’imposer le sens. La victoire dans l’ordre du symbolique parachève et donne toute son ampleur à la victoire sur le champ de bataille.

SW reproche certes aux historiens d’être toujours les otages des vainqueurs. Car il pourrait en être autrement. Mais c’est presque par contrainte méthodologique que les historiens sont otages : ils sont otage, à vrai dire, de leur propre méthode, qui les rend dépendants des documents, sans qu’ils aient assez conscience qu’ils tiennent leurs documents du vainqueur. S’ils avaient assez de conscience, ils tenteraient peut-être d’aller au-delà des documents, mais serait-ce encore de l’histoire dans le sens des écoles historiques positivistes du dix neuvième siècle ? « L’esprit dit historique ne perce pas le papier pour trouver de la chair et du sang », fait remarquer SW. Il en résulte que l’histoire est un outil capital dans la falsification du passé qui s’opère à partir de la victoire militaire.

 

 

b- Penser l’Europe à partir du fascisme

On a pris l’habitude d’analyser le fascisme comme un totalitarisme. Mais SW l’interprète plutôt comme un fanatisme.

Après son voyage en Allemagne de 1932, SW se donne une première compréhension de l’hitlérisme dans le compte rendu qu’elle en fait. Ce que l’historien pourrait appeler la genèse du nazisme, SW la fait en contemporaine qui va en Allemagne et essaie de comprendre. Mais elle semble hésiter encore entre une analyse sociologique, de type marxiste, et une analyse plus nationaliste.

Elle voit bien le phénomène de « fanatisme nationaliste ». Ce qui la frappe, c’est la nature quasi hystérique du nationalisme hitlérien : « ce fanatisme, qu’exaspère une savante démagogie, va parfois, chez les femmes, jusqu’à une fureur presque hystérique contre les ouvriers conscients ». Et d’ailleurs, elle parle des « bandes hitlériennes ». La propagande et la démagogie ne peuvent rencontrer un tel succès que parce qu’elle rejoigne un sentiment profond des allemands : celui « d’être écrasés moins par leur propre capitalisme que par le capitalisme des pays victorieux ». On voit donc qu’Hitler, lui aussi, essaie de s’appuyer sur les sentiments profonds de son peuple.

Et pourtant, elle met en évidence aussi le fait que ce qui fait le lit du nazisme, c’est qu’il est porté par la bourgeoisie contre le risque de la révolution prolétarienne. Il est porté par la petite bourgeoisie que par les intérêts du grand capital. Et elle note que « même sous cette forme la propagande nationaliste touche assez peu les ouvriers allemands, et les ouvriers hitlériens eux-mêmes. Dans leurs discussions avec les communistes, la question nationales reste le plus souvent au second plan ; au premier plan se pose les questions de classe ».

Mais, en 1943, après le raz-de-marée de ce nationalisme, ce ne sont plus les composantes sociologiques ou proprement politiciennes du phénomène qui la retiennent (critique de la république de Weimar) : mais c’est le fanatisme en tant que tel, dont la puissance s’est révélé capable de faire voler en éclat toutes autres considérations. Et ce fanatisme devient proprement une figure du mal par la ressemblance qu’il paraît avoir une politique inspirée et véritablement nationale. Le fanatisme est un simulacre : il est une inspiration simulée, une singerie de l’enthousiasme véritable. C’est pourquoi la différence qu’elle marque entre l’inspiration et le fanatisme est extrêmement importante. En bonne platonicienne, SW sait que la vraie opposition n’est pas entre le jour et la nuit, entre une chose et son contraire manifeste. L’opposition décisive existe entre une chose et une autre qui lui ressemble, qui en a l’apparence sans en avoir la réalité, qui la simule. L’important, c’est de démasquer le simulacre. En l’occurrence, le fanatisme n’a rien de commun avec l’élan d’un peuple. Il est cette sorte d’ivresse superficielle entretenue sans cesse par la propagande.

L’inspiration consiste à éveiller chez les gens les raisons qui se trouvent en eux et qui peuvent les pousser à agir. L’inspiration laisse libre, et même éveille à la liberté parce qu’elle éveille à sa propre vie intérieure. A l’inverse, la propagande coupe la personne de sa vie intérieure, elle l’étourdit jusqu’à créer en elle une sorte d’ivresse qui va la conduire à faire ce qu’elle n’aurait pas voulu faire en son état normal. La propagande est une sorte de contrainte car elle est l’intrusion d’une ambiance collective au cœur de la personne. Cette intrusion altère la personnalité. C’est précisément ce qu’il est tellement difficile de mesure dans l’embrigadement sectaire. La religion véritable inspire des pensées qui éveillent la personne à elle-même, c’est-à-dire qui viennent s’inscrire dans sa propre évolution, qui ne détruisent pas la continuité de sa vie psychique. A l’inverse, le conditionnement sectaire des personnes produit en elles une sorte de recouvrement de leur personnalité antérieure, et se signe par une rupture dans l’histoire du sujet, un revirement qui n’est pas une conversion. Une conversion, même si elle est brusque, est toujours précédée par un cheminement, alors qu’une altération de la personnalité se produit dans une soudaineté qui ne s’inscrit pas dans l’histoire personnelle du sujet mais la fait plutôt voler en éclat. C’est ainsi qu’on entre dans le fanatisme, qu’il soit religieux ou politique.

 

 Sur ce point, la comparaison avec Hannah Arendt est éclairante. H. Arendt achève l’écriture du Système totalitaire en 1949, qui est l’année de parution de L’Enracinement, écrit dans les années 1942-1943. On peut donc en conclure qu’il n’y a pas eu d’influence directe entre les deux. Néanmoins, de nombreuses analyses de H. Arendt semblent faire écho à celles de SW, notamment lorsqu’il est question de la désolation de la vie dans les régimes totalitaires. Qui n’entendrait les accents weiliens dans une phrase de H. Arendt comme celle-ci : « La désolation, fond commun de la terreur, essence du régime totalitaire (…) est étroitement lié au déracinement et à l’inutilité dont on été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle » ?

La différence entre SW et Hannah Arendt tient moins à l’analyse qu’elles font du fascisme qu’à la conception qu’elles ont de la politique. H. Arendt oppose les régimes qui se réfèrent aux Lois de la Nature ou de l’Histoire à ceux qui font des lois positives une garantie pour la sécurité et la liberté des individus ; elle oppose les régimes idéologiques aux régimes juridiques. On ne trouve pas cette opposition chez SW. En pensant l’ombre du totalitarisme, H. Arendt fait jaillir la lumière du parlementarisme. SW est extrêmement critique par rapport au juridisme et au parlementarisme. Au fascisme, elle oppose, de manière bien plus subtile, une autre forme de politique nationale. Elle ne sacrifie pas l’idée nationale au combat antifasciste. H. Arendt représente bien cette époque de la pensée politique où, par crainte des déviances et des falsifications opérées par le fascisme, on a cru bon, pour mieux se protéger, et pour se protéger sans risque, d’évacuer du discours démocratique toute référence à la nation, à la communauté, au sens, à la grande politique, à la nécessité d’être guidé en politique. SW est actuelle parce qu’elle peut permettre de dépasser cet horizon clos sur une démocratie de l’insignifiance, du pluralisme mou, de la perte du sens. Pour elle, la politique doit demeurer en prise avec une véritable inspiration.

Ce qui conduit SW à ne pas opposer de manière aussi tranchée et presque manichéenne le fascisme et la démocratie. Elle fait notamment remarquer que la conception que Hitler s’est faite de la grandeur de l’Allemagne est celle que s’en font tous les pays impérialistes, dont le modèle, pour SW, et même le paradigme, reste Rome. Le fascisme prospère sur un fond culturel qui vient de très loin, qui remonte même aux origines de notre civilisation. « Notre conception de la grandeur est celle même qui a inspiré toute la vie toute entière de Hitler. Quand nous la dénonçons sans la moindre trace de retour sur nous-mêmes, les anges doivent pleurer ». Les fascismes n’ont appeler grandeur qu’un simulacre de grandeur qu’ils ont identifié à la puissance. Mais ces régimes sont loin d’être les seuls à l’avoir fait car cette confusion de la grandeur avec la puissance, on la trouve presque à toutes les pages de l’histoire occidental, depuis l’exemple funeste du colonialisme romain que nous continuons à admirer. SW insiste sur une des lectures qui auraient éveillé chez Hitler le goût de la politique : une biographie de Sylla. Et elle en conclut que la conception fasciste de la grandeur est celle qui apparaît à Rome et qui s’est répandue dans toute notre culture : à la suite des Romains, nous pensons l’Histoire comme une succession d’êtres admirables qui ont justement réussi à entrer dans l’histoire comme on dit. Or c’est cette conception de l’histoire et de la grandeur qui fascine les dictateurs. C’est notre culture politique qui donne à des personnages politiques monstrueux des motivations assez fortes pour aller au bout de leur ivresse de gloire et de puissance. Par notre conception même de l’histoire, par une culture politique plus que millénaire, nous associons la gloire à la puissance. Comment s’étonner alors que, à une époque où les techniques donnent au crime une envergure nouvelle, des hommes remplis d’orgueil déploient un maximum de puissance pour arriver à un maximum de gloire ? Tant que nous admirerons, ne serait-ce qu’à travers le sport, des formes de grandeurs caractérisées par la puissance, nous condamnons ceux qui veulent s’illustrer à rechercher la puissance. En politique alors, la porte reste ouverte à l’homme capable d’instrumentaliser tout un peuple, au prétexte d’une fausse conception de la grandeur nationale, afin de s’imaginer parvenir à une gloire immortelle au moyen de l’histoire.

Pour SW, il faudrait parvenir à comprendre, par une sorte de conversion culturelle en profondeur, que la grandeur nationale ne se mesure pas à la puissance. SW en appelle à un nationalisme de la grandeur spirituelle. Seules « les actions et les vies au travers desquelles rayonne l’esprit de vérité, de justice et d’amour » devraient mériter la gloire et les honneurs de l’histoire. Il faudrait repenser complètement l’enseignement historique pour n’apprendre à admirer que les savants, les artistes, les penseurs, les réformateurs. Car SW n’est pas Nietzsche : elle ne pense pas que la volonté de puissance commande nécessairement les hommes, comme par une loi de nature. La puissance ne l’emporte sur tout le reste qu’à cause d’une culture qui lui donne bien trop de privilèges. Il ne s’agit donc pas de changer la nature de l’homme mais de changer la nature mais la culture européenne. C’est ce qu’elle appelle « une transformation si totale du sens de la grandeur ». Cette révolution culturelle ne pourrait être qu’une révolution morale car « pour contribuer à cette transformation, il faut l’avoir accomplie en soi-même ». Autant dire que nous en sommes loin et que le terrain où poussent les fascismes, en tant qu’ils sont la recherche de la puissance d’un homme et d’une nation au détriment des autres, est toujours fertile.

En fait, les fascismes ne font que concentrer de manière particulièrement virulente les composantes du mal en politique : principalement l’impérialisme guerrier et l’hypertrophie de l’Etat comme nous allons le voir ultérieurement. Ce qui signifie que ces composantes ne sont pas propres aux fascismes et qu’on peut les retrouver à l’œuvre tout aussi bien dans les démocraties. En grossissant et concentrant toutes ces tendances mauvaises, les fascismes dégagent et rendent visibles les figures du mal qui traversent toute notre histoire. Ils sont les révélateurs de cette part obscure qui hante l’Europe. Les démocraties ne peuvent pas s’en tirer en opposant l’ombre et la lumière. Combattre les fascismes, pour SW, exige que l’Europe reviennent sur bien des aspects de son histoire. C’est toute l’histoire politique européenne qui est compromise dans les fascismes, ceux-ci ne faisant qu’en cristalliser les maléfices.

SW pense que le fascisme procède directement d’une réaction anti-humaniste. Plutôt que de se référer à Bergson et à cette loi du développement historique qu’il appelle « la double frénésie », elle se réfère à la Bhagavad-Gîta, mais ça revient au même : « Aujourd’hui cet égarement que la Bhagavad-Gîta nommait l’égarement des contraires nous pousse à chercher le contraire de l’humanisme. Certains cherchent ce contraire dans l’adoration de la force, du collectif, de la Bête sociale ». Cette nature réactive du fascisme en explique l’aveuglement et les excès. C’est un mouvement animé par le refus des valeurs artistiques et intellectuelles portées par la culture européenne. Et pourtant, deux contraires s’opposent toujours à partir d’un fond commun. Pour SW l’humanisme est principalement une culture profane qui consiste à croire que l’homme peut se passer de la grâce pour accéder à la vérité et à la beauté. L’humanisme est le début du déclin européen car il constitue une première rupture avec l’inspiration antérieure : « Depuis lors la part du spirituel dans la vie de l’Europe n’a fait que diminuer pour arriver presque au néant ». Donc, paradoxalement, l’un des contraires, l’humanisme, prépare l’autre, le fascisme, qui se construit pourtant en réaction contre lui. Au-delà du simulacre d’inspiration qu’il affirme, le fascisme, comme culte de la force, est une forme politique aboutie de ce matérialisme  mis en place en Europe à partir de l’humanisme. Il y a une généalogie culturelle du fascisme qui renvoie à la décadence spirituel de l’Europe et à son enfermement dans un monde sans transcendance. 

 

 

c – Penser l’Europe à partir de l’étatisme

SW rattache les totalitarismes du vingtième siècle à l’essor de la rationalité de l’Etat. Après la révolution de 1917, l’événement a été un renforcement inattendu de l’Etat dans les régimes communistes. L’échec historique du communisme peut laisser croire que le danger politique majeur porté par l’Etat est à présent écarté. Ce serait déjà bien qu’une pensée puisse aider l’historien à mettre un peu d’intelligibilité dans l’histoire récente. Mais ce serait limiter la portée des analyses de SW que de les appliquer seulement à notre passé. La philosophie politique authentique, celle qui rejoint une vérité profonde sur ce qui constitue le moteur de l’évolution des sociétés, n’explique pas seulement le passé, mais elle explique un devenir. Nous pouvons le mesurer en considérant l’un des phénomènes politiques majeurs de l’histoire politique des cinquante dernières années, à savoir la mise en place de la Communauté européenne. L’actualité de SW est qu’elle permet sans doute de comprendre, par sa réflexion sur l’Etat et sur l’Empire, la dynamique qui porte la construction européenne. Quelle est, selon elle, la genèse de l’Etat moderne ?

Avant de répondre à cette question, on peut suivre le cheminement de la pensée du SW sur cette question. La question de l’Etat est celle qui l’amène à s’éloigner de Marx. Et c’est d’ailleurs l’histoire du vingtième siècle qui oblige à réfléchir, comme elle le fait, sur l’insuffisance de l’analyse marxiste de l’Etat : si celui-ci n’était que l’outil d’une classe, il s’effacerait dans une société sans classe. Or la réalité historique montre que la révolution ne peut pas supprimer l’Etat, et doit même le renforcer. Il faut donc admettre que l’Etat a une autre provenance que la lutte des classes.

SW propose une première analyse où elle essaie de rester le plus près possible de Marx. Elle cherche les causes de cette hypertrophie de l’Etat dans les transformations de la production et des techniques qui caractérisent la révolution industrielle. « Ce développement de la bureaucratie dans l’industrie n’est que l’aspect le plus caractéristique d’un phénomène tout à fait général. L’essentiel de ce phénomène consiste dans une spécialisation qui s’accentue de jour en jour ». SW établit un parallèle entre la parcellisation des tâches à l’usine et la spécialisation des fonctions dans l’administration. C’est le même esprit de fonctionnalité, de rationalisation, qui explique à la fois l’organisation de l’entreprise et l’organisation de l’Etat.et qui donne aux gens le sentiment d’être prisonniers de contraintes de plus en plus grandes : « Dans presque tous les domaines, l’individu, enfermé dans les limites d’une compétence restreinte, se trouve pris dans un ensemble qui le dépasse, sur lequel il doit régler toute son activité, et dont il ne peut comprendre le fonctionnement ». L’esprit bureaucratique naitrait dont tout autant dans l’usine que dans l’administration.

Ce sont des analyses qu’on retrouvera dans l’école de Francfort. Horkheimer et Adorno ont essayé eux aussi de penser au-delà de Marx et avec Marx. Sur ce point encore, SW semble penser en précurseur puisque les analyses qu’on vient de citer datent de 1933, année de la fermeture de l’Institut de recherche sociale de Francfort, tandis que La dialectique de la raison est un livre dirigé pendant la guerre. Il vrai que SW semble assez peu se soucier de la philosophie de l’Etat qu’on trouve chez Hegel, alors que c’est l’une des références principales de Horkheimer et Adorno. Ce qui a peut-être sensibilisé SW à cette faiblesse de la théorie marxiste de l’Etat, c’est la lecture de Durkheim. On sait, par Simone Pétrement, que SW a beaucoup lu le sociologue pendant son année de terminale. Or on sait l’importance que Durkheim donne à ces questions d’organisation sociale.

 Toutefois, SW, en 1933, garde du marxisme l’idée que la politique s’explique par les rapports de production et l’évolution des techniques. Les techniques de gouvernement font partie, dans leur esprit, de l’évolution des techniques productives. SW ne découple pas alors la politique et la production. Elle prétend seulement mettre à jour un nouveau moyen de domination, la bureaucratie, que Marx n’avait pas su dégager et qui du coup a piégé les régimes communistes : « Toute l’évolution de la société actuelle tend à développer les diverses formes d’oppression bureaucratiques et à leur donner une sorte d’autonomie par rapport au capitalisme proprement dit ». Et elle ajoute : Marx « ne s’est pas demandé si la fonction administrative, dans la mesure où elle est permanente, ne pourrait pas, indépendamment de tout monopole de la propriété, donner naissance à une nouvelle classe oppressive ».

Seulement, plus on analyse la logique bureaucratique, plus son autonomie paraît grande par rapport à l’organisation économique quelle qu’elle soit. Si l’on tire le marxisme par ce fil, c’est tout le tricot qui se défait, particulièrement l’explication de la superstructure par l’infrastructure. Le marxisme apparaît alors pour ce qu’il est : un réductionnisme, et particulièrement la réduction illégitime de toutes les sphères de la culture à l’activité productive. Comme si l’esprit pouvait n’être qu’un reflet de la matière, comme si la pensée pouvait naître par le bas ! De telles suppositions sont bien sûr aux antipodes de ce que pense SW. Ce qu’il est cependant intéressant de remarquer, c’est qu’elle ne réfute pas le marxisme par des considérations aussi générales, mais bien par une analyse précise de la réalité historique. Or celle-ci montre que le politique a sa propre histoire, indépendamment des techniques et de l’économie. Cette histoire est celle de la domination et l’Etat est finalement un danger plus grand que l’oppression capitaliste liée à la production : « Le capitalisme n’est qu’un système d’exploitation du travail productif ; si l’on excepte les tentatives d’émancipation du prolétariat, il a donné un libre essor, dans tous les domaines, à l’initiative, au libre examen, à l’invention, au génie. Au contraire, la machine bureaucratique, qui exclut tout jugement et tout génie, tend, par sa structure même à la totalité des pouvoirs ».

Par la suite, SW va s’intéresser principalement à la domination politique en tant que telle et elle va faire la genèse de l’Etat moderne. Elle y voit d’abord une force de déliaison. Il construit certes l’unité nationale, mais celle-ci se paie d’un affaiblissement considérable des autres liens communautaires : les liens familiaux, les liens professionnels et les liens de proximité locale. Cette déliaison s’opère par une lutte idéologique contre ce qui avait donné de la valeur aux fidélités traditionnelles : « L’Etat, écrit-elle, a également supprimé tous les liens qui pouvaient, en dehors de la vie publique, donner une orientation à la fidélité ». Cela ressemble à la désolation dont H. Arendt fait l’analyse, mais SW s’inscrit dans un temps beaucoup plus long. Alors que pour H. Arendt ces mécanismes de l’esseulement sont propres aux régimes totalitaires, SW en pense la provenance historique fort ancienne puisqu’ils sont nécessaires à l’essor de l’Etat moderne en tant que tel. Ce qui revient à dire que le fascisme n’est qu’une figure particulièrement concentrée mais pas unique de cette politique portée par l’Etat lui-même quel que soit le régime. Cette politique de fond permet de comprendre la genèse de l’individualisme en Europe. L’individualisme n’est pas, pour SW, un dispositif social qui tombe d’un coup du ciel : il s’installe lentement à partir d’un travail de sape, sur plusieurs siècle, d’une organisé par l’Etat afin de faire disparaître, dans la vie privée, toutes les solidarités susceptibles de rendre certaines communautés assez forte pour résister à la puissance d’Etat. L’Etat est en son essence même anti-communautaire et c’est pourquoi toute forme de communautarisme hérisse les défenseurs de l’Etat, comme on le voit bien en France.

La déliaison s’opère principalement à trois niveaux. D’abord au niveau relativement politique des collectivités territoriales : « L’Etat a tué ce qui était territorialement plus petit que lui ». Toutes les Provinces, les Régions, les Municipalités devaient, dans cette politique de fond, perdre leur autonomie. Celle-ci était principalement un fait culturel. Celui-ci avait pour support une identité linguistique et SW pense souvent à ceux qui « étaient animés d’un patriotisme intense pour ce qu’ils nommaient leur langage », et elle désigne par là les provinces occitanes dont la culture était, selon elle, d’une valeur si haute qu’elle pouvait se comparer à la Grèce. Mais elle songe aussi aux villes flamandes si farouches d’indépendance, à la Bretagne et aux «trésors latents, dans ce peuple, qui n’ont pas pu sortir ». Enfin, elle rejoint pour nous la grande actualité de ce qu’on appelle le problème corse et elle évoque Paoli : « Il y a un monument en son honneur dans une église de Florence ; en France on ne parle guère de lui ». Cette lutte de l’Etat prend parfois la forme de la guerre et continûment la forme plus idéologique de ce qu’on appelle la lutte contre les féodalismes et les pouvoirs locaux. L’idéologie d’Etat occulte que c’est justement à ce niveau local que peut vivre l’esprit démocratique. Aujourd’hui, avec la décentralisation, on voit revenir une apparence d’organisation plus autonome des Collectivités territoriales. Mais ce n’est justement qu’une apparence, qu’un simulacre car les régions ont été purifiées de toute identité forte et elles s’organisent à l’intérieur d’un cadre juridique unifié et contrôlé par l’Etat, et avec un personnel politique acquis à l’idéologie d’Etat.

La déliaison s’opère aussi au niveau de l’organisation du travail. Elle se comprend quand on réfléchit au passage de la corporation à la profession. Là encore, on connaît la puissance de l’idéologie d’Etat contre la corporation parce qu’elle celle-ci, justement, ne laisserait pas de liberté à l’individu. Et il est vrai que le travail s’exerçait dans un cadre communautaire où la question de l’appartenance et de la reconnaissance comptait davantage que celle du salaire. Il répondait finalement à un besoin de l’âme plus qu’à un besoin d’argent. La profession, à l’inverse, s’organise dans le cadre du salariat, et la principal mobile du travailleur est l’argent qu’il peut gagner. Si bien que travailler aujourd’hui est un échange : temps contre argent. Alors que le travail, dans les sociétés traditionnelles, est l’intégration dans une communauté transgénérationnelle, puisque le métier se transmet à l’intérieur des familles, de père en fils. Et cette communauté produit une culture, elle a ses saints patrons, sa manière à elle de voir le monde, de vivre la religion : elle est une forme d’humanité singulière.

SW se demande si le syndicalisme n’était pas une tentative pour réintroduire une dimension corporatiste  dans le travail industriel. C’est en fait ce qu’elle semblait chercher dans le mouvement syndical : au-delà du désir de révolution, projet chimérique, le syndicat pouvait au moins être une camaraderie. La camaraderie est le sentiment qu’une solidarité existe avec ceux qui partagent la même condition : « Il y a un fort élément de fidélité dans la camaraderie ouvrière qui a été longtemps le mobile dominant de la vie syndicale ». Et pourtant, SW voit bien que ce projet moral ne peut pas réussir dans la syndicalisme, ce que nous voyons encore mieux aujourd’hui par le déclin des syndicats, même si parfois le miracle de la fraternité s’y produit encore. Elle analyse les raisons de cet échec : les désillusions porté par l’impossibilité de faire la révolution, de changer le monde et surtout l’importance croissante que prend l’argent, donc la concurrence entre les individus et le chacun pour soi. Le fait qu’à partir d’un certain moment les syndicats n’ont plus été capables que de demander des augmentations salariales était déjà le signe d’un échec. SW voyait déjà que le mouvement syndical était voué à l’échec. Il en résulte que désormais l’Etat n’a même plus à craindre les solidarités qui naissent dans la travail qu’on partage. Il peut faire négliger sans problème les organisations syndicales. Il est de plus en plus franc à l’égard de sociétés autres que celle qu’il organise.

C’est ce qui saute également aux yeux dans la relation entre l’Etat et les familles. La famille était la communauté où le sentiment de fidélité était le plus fort il y était le cœur même des relations entre enfants et parents, entre époux et épouse, entre les vivants et les morts. Il ne s’agit évidemment pas de cette forme restreinte, particulière de fidélité qu’est l’exclusivité sexuelle et qui est source de tant de problèmes et de maux dans les familles contemporaines. Il s’agit d’une fidélité à un groupe en tant que c’est par ma relation à lui que je construis mon identité. La véritable famille suppose une série de relations de parenté complexes au sein d’un groupe assez large. C’est cette conception qui fait dire à SW : « La famille n’existe pas. Ce qu’on appelle aujourd’hui de ce nom, c’est un groupe minuscule d’êtres humains autour de chacun ». SW reconnaît ce qu’un tel groupe peut avoir de chaleureux mais elle y voit aussi le produit d’une action réussie de l’Etat pour venir à bout des clans familiaux et de la solidarité pré-politique qui les fondait. Cette famille cellulaire ne peut avoir aucun rôle dans l’organisation sociale et politique, elle est une réalité entièrement privée, dépossédée de quelque pouvoir que ce soit. Elle est passive et dépendante de l’histoire politique, sans pouvoir l’infléchir jamais. Les crises, par exemple, l’affectent et la fragilisent toujours un peu plus. Durant son voyage de 1933 en Allemagne, en observant le profond désarroi de ce peuple qui va permettre à Hitler de s’imposer, Sw note, à propos des ouvriers au chômage : « Cherchent-ils un refuge dans la vie de famille ? Tous les rapports de famille sont aigris par la dépendance absolue dans laquelle se trouve le chômeur par rapport au membre de sa famille qui travaille ». L’homme moderne est dans une telle dépendance qu’il « n’a pas un coin de sa vie privée qui soit hors de l’atteinte de la crise ». La crise ici est évidemment économique mais si les familles sont tellement vulnérables, c’est pour des raisons politiques : l’Etat a fragilisé la famille au point qu’elles ne disposent plus des ressources pour se défendre devant la crise. La famille ne peut plus jouer ce rôle de refuge.

Ainsi, l’individualisme parvient-il à une sorte d’aboutissement dans cette société atomisée où les individus esseulés sont de plus en plus vulnérables aux aléas de la vie économique, ou autres aléas, ceux de la vie affective par exemple. L’individualisme se nourrit de la destruction des communautés politiques de proximité, des corporations, des familles. Cette destruction est l’œuvre de l’Etat qui en avait besoin pour son propre essor, pour devenir le principe unique d’organisation de la société. En détruisant ces liens, il porte du même coup atteinte à la vie morale de la nation, il « mange la substance morale du pays », parce que c’est à travers ces liens que la personne peut se construire, en apprenant notamment le sens de la fidélité. Ce qui veut dire aussi que le déclin de la morale est une conséquence de cette politique étatique de fond. Individualisme, égoïsme, cynisme sont les sous-produits de l’organisation étatique de la société.   

 

Il y a dans l’Etat en tant que tel une dimension totalitaire. SW parle d’une « machine à tendances totalitaires ». Pour elle, l’origine des totalitarismes est à chercher dans l’histoire de l’Etat. Or comme nous sommes les héritiers de cet Etat, les origines du totalitarisme sont toujours présentes en notre sein, elles peuvent connaître de nouveaux développements, nous ne les avons pas extirpées. Par exemple,  la République est héritière de monarchie absolue puisque c’est dans ce cadre historique que se construit l’idée consciente d’un Etat distinct du Roi (Richelieu) ou d’un Etat doublure du Roi (Louis XIV : « L’Etat, c’est moi »). Or SW écrit : « Le régime de Louis XIV était vraiment déjà totalitaire », reposant sur une « idolâtrie de l’Etat ».

Mais c’est aussi par la réaction qu’il suscite contre lui que l’Etat est un élément capital dans la genèse des dictatures. Contrairement à H. Arendt, SW ne met pas le fascisme et le communisme dans le même sac. En particulier, leur rapport à l’Etat est inverse. Le communisme déploie tous les dangers déjà bien présents dans l’Etat républicain. Le fascisme est une réaction contre l’Etat républicain. La froideur impersonnelle de celui fait qu’on ne peut pas l’aimer. Le culte du chef est une compensation : « La nécessité d’embrasser le froid métallique de l’Etat a rendu les gens, par contraste, affamés d’aimer quelque chose qui soit fait de chair et de sang ». Dans son analyse du « principe du Chef », H. Arendt renvoie plutôt à l’organisation même de la machine administrative : suppression des intermédiaires entre le sommet et l’exécution à la base. SW, à l’inverse, pense que la relation du peuple au Chef est complètement extérieure à l’organisation politique, et elle constitue même un correctif par rapport à cette organisation. Elle est d’ordre sentimental. Il ne s’agit pas d’un mode de gouvernement mais d’un dispositif affectif dans la vie de la nation. En cela, SW est plus proche des analyses de Freud. Les fascismes se nourrissent de l’extinction de toute ferveur nationale dans les républiques étatisées.

Plus généralement, SW s’interroge sur la contradiction entre le besoin d’aimer qui est au fond de l’âme populaire et l’impossibilité d’aimer l’Etat. Que l’Etat ne puisse être aimé, c’est ce qui s’explique par l’histoire de France qui montre un combat dur de l’Etat pour s’imposer au peuple comme structure principale de la domination. L’Etat ne produit l’unité nationale que par la conquête et l’oppression intérieure, en mettant le peuple sous le joug. C’est ainsi qu’apparaît la constitution progressive de l’Etat au moyen-âge. La perception de l’impôt relève de la même histoire : « Au XIVe siècle, écrit SW, le paiement des impôts, excepté les contributions exceptionnelles consenties pour la guerre, étaient regardé comme un déshonneur, une honte réservée aux pays conquis, le signe visible de l’esclavage ». La guerre intérieure et le fisc nourrissent une haine tenace contre l’Etat et, au dire de SW, de Charles V à la Révolution, le peuple français « fut regardé par les autres Européens comme le peuple esclave par excellence ». A partir de la Troisième, la République est objet de la même « rancune ». Elle l’est parce qu’elle s’est coulée dans les habits de l’Empire et de la Monarchie absolue, elle est « une République à contenu impérial ». Si bien que, écrit SW en évoquant ce qu’elle a connu de la France avant la défaite de 40, « nous avons vécu ce paradoxe, d’une étrangeté telle qu’on ne pouvait même pas en prendre conscience : une démocratie où toutes les institutions publiques, ainsi que tout ce qui s’y rapporte, étaient ouvertement haïes et méprisées par toute la population. (…). Le mot même de politique s’était chargé d’une intensité de signification péjorative incroyable dans une démocratie. « C’est un politicien », tout cela, c’est de la politique » ; ces phrases exprimaient des condamnations sans appel ».

Pourtant l’Etat cherche malgré tout à se faire aimer, et il y emploie trois moyens : l’idéologie, l’incarnation et l’aide.

L’idéologie n’est pas le propre du fascisme et du communisme, comme semble le laisser croire parfois H. Arendt. L’idéologie a été un instrument extrêmement bien employé par l’Etat et par la République. « Nous vivons dans un siècle, écrit SW, où quantité de braves gens, qui pensent être très loin de ce que Lévy-Bruhl nommait la mentalité pré-logique, ont cru à l’efficacité magique de la parole bien plus qu’aucun sauvage du fond deù l’Australie ». SW évoque à plusieurs reprises la manière dont l’idéal national de 1789, « liberté, égalité, fraternité », a été transformé, par la République instituée, en une devise officielle d’ordre idéologique, c’est-à-dire ayant principalement pour fonction de masquer la politique qui est concrètement menée.

 

Nous savons bien, depuis SW, que ce qui a réconcilié le peuple avec l’Etat, c’est l’Etat-providence, c’est le rôle d’assistance joué par l’Etat. SW l’avait déjà entrevu, sans doute au moment du Front populaire, mais elle a cette remarque cinglante : « Quant aux lois sociales, jamais le peuple français, dans la mesure où il en était satisfait, ne les a regardé comme autre chose que comme des concessions arrachées à la mauvaise volonté des pouvoirs publics par une pression violente ». Elle nous invite à voir dans l’Etat-providence l’expression d’un esprit de revanche des citoyens contre un Etat qu’ils sollicitent tout en continuant à le haïr. C’est l’idée de faire de l’Etat « un bien illimité à consommer », un peu comme des enfants à l’égard « d’adultes qu’ils n’aiment ni ne craignent : ils demandent sans cesse et ne veulent pas obéir ». Si l’Etat laisse lui-même croire qu’il a tant de ressources, c’est pour favoriser l’idolâtrie à son égard, dans la mesure où elle lui permet de se faire aimer et respecter. Mais cet amour d’intérêt n’est qu’un faux amour, comme l’idéologie n’est qu’une fausse pensée. La vie politique en vient à reposer sur des illusions qui masquent la réalité de la domination.

 

Le problème, c’est qu’en cherchant à se faire aimer d’une manière artificielle, sans d’ailleurs parvenir à effacer l’hostilité qu’il suscite, l’Etat ruine toute forme de sentiment national. En voulant confisquer, à son profit, ce sentiment, il éteint le véritable amour du pays où l’on est né pour le transformer en un dévouement à l’Etat. A propos de ce dévouement, SW écrit : « Une idolâtrie sans amour, quoi de plus monstrueux et de plus triste ? ». L’Etat a complètement recouvert la vie propre de la nation. La nation est fondamentalement une aspiration à la liberté ; l’Etat est une domination. Avec le concept d’Etat-nation, c’est-à-dire avec la confiscation de toute vie nationale indépendante, l’Etat présente sa domination comme une libération. A propos du mot « nation », SW dit que de nos jours « il ne désigne plus le peuple souverain mais l’ensemble des populations reconnaissant l’autorité d’un même Etat ». Il en résulte un véritable déracinement des existences car celles-ci ne peuvent plus célébrer l’inspiration qui leur vient du pays. L’Etat accapare l’inspiration et, en voulant en faire un moyen de domination, il l’éteint.

 

Conclusion

Comme on l’a dit au début, la vision qu’a SW de l’Europe est une vision sombre. Il faut dire qu’elle a été confrontée à des événements vraiment tragiques : le problème colonial, la montée des fascismes, la guerre et de la défaite française.

Cependant, même si nous n’avons plus le temps de le développer, elle croit en la possibilité d’un réveil spirituel. Pour elle, cela passe par  une revitalisation de l’idée nationale, par un déclin de l’Etat, par la construction d’une vraie démocratie, par un dialogue des religions et des civilisations, par une reconnaissance des vrais besoins de l’homme et une obligation de les respecter dans le cadre d’une conception plus ouverte des droits de l’homme. 

 

Publié dans Simone Weil

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