Camus et la question du mal

Publié le par diotime

Camus et la question du mal

Conférence sur Albert Camus prononcée au Mazet Saint Voy, en juillet 2010

à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort

 

 

Voilà cinquante ans qu’Albert Camus est mort de la mort la plus absurde qui soit. Cinquante ans, c’est mon âge, étant né ce même mois de janvier 1960 où il est mort. Avec cinquante ans de recul, c’est-à-dire presque une vie, peut-on dire que l’œuvre de Camus soit encore d’actualité ? Nous sommes loin de cette période historique dont Camus fut une voix forte. Loin de la Libération et de la croyance qu’on pouvait y nourrir de la nation et de la civilisation. Loin du drame algérien, comme on dit. Loin même de cette période où les intellectuels pouvaient s’insurger contre la peine de mort. Et pourtant, l’actualité d’une œuvre est celle que nous voulons bien lui donner, si nous le désir de l’entendre. Vous savez bien ce que sont les célébrations : on y voit une opportunité commerciale, on fait quelques livres grand public avec plus de photos que de texte, on rappelle la vie du grand mort, on fait un film à la télé, on construit une mythologie. Mais relire, comprendre, interpréter, c’est-à-dire faire revivre, qui s’en soucie ? Je suis, pour ma part, heureux de venir vous parler de l’actualité d’Albert Camus ici même, non seulement parce qu’il n’a jamais cessé d’accompagner ma vie, ma pensée, mes engagements, mais aussi parce que je souffre d’un certain penchant : celui de croire que les lieux ont une part dans la genèse des œuvres. Or ici on sait ce qu’un livre comme La peste doit au Panelier, et que les premières idées de L’homme révolté sont aussi passées dans la tête  d’Albert ici même. 

J’ai choisi d’aborder l’œuvre de Camus par la question du mal. Le mal est au cœur de l’œuvre de Camus, au centre de sa permanente méditation.

On songera d’abord, évidemment, à la place que tient la maladie dans la vie et l’œuvre d’Albert Camus. Pour le sens commun, la maladie est une des principales formes que peut prendre le mal dans nos vies. Avant même qu’on ne songe à la morale, à l’opposition du bien et du mal qu’elle tente forcément de justifier, l’expérience du mal, c’est d’avoir mal quelque part, c’est d’être malade.

Camus a eu à vivre la maladie dès sa dix septième année, sous la forme de cette tuberculose dont il était atteint. Lorsqu’il arrive à Panelier, à l’âge de 29 ans (c’est en 1942), il est un homme malade, contraint de se soigner dans ce séjour retiré. Il va commencer à écrire un roman dont une maladie, la peste, est au centre.

En novembre 1942, il note : « La maladie est un couvent qui a sa règle, son ascèse, ses silences et ses inspirations ». Il ne se révolte nullement contre sa maladie, il ne la voit pas comme quelque chose de négatif, puisqu’elle le rend créatif. Créatif et fort en un sens. Le 15 janvier 1943, il écrit sur son cahier : « La maladie est une croix, mais peut-être aussi un garde-fou. L’idéal cependant serait de lui prendre sa force et d’en refuser la faiblesse. Qu’elle soit la retraite qui rend plus fort au moment voulu. Et s’il faut payer en monnaie de souffrances et de renoncement, payons ». Panelier est la réponse de Camus à la tuberculose. Vivre à Panelier est vivre au désert, dans le sens des premiers cénobites et des chartreux. La maladie amoindrit la vie, mais pas plus qu’une ascèse volontaire. En ce sens, elle n’est pas un mal mais une spiritualisation.

La peste est une autre sorte de maladie. Elle est ce mal foudroyant qui fait mourir en quelques jours. La peste, dans le roman, doit s’entendre en deux sens. Elle est en elle-même une figure du mal, et on se demandera jusqu’à quel point. Mais elle est aussi la métaphore du mal véritable, sur lequel nous allons nous interroger.

La maladie est une figure de l’absurde, parce qu’elle frappe à l’aveugle l’un plutôt que l’autre. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’une épidémie : c’est sans raison que certains meurent et d’autres survivent. La maladie n’obéit qu’aux lois de la nature et, dans cette mesure, elle est, sans qu’on puisse la dire bonne ou mauvaise. Elle est par delà le bien et le mal. Elle rassemble contre elle les hommes qui veulent agir.

C’est la religion qui traite la maladie et la mort en y appliquant la catégorie du bien et du mal. Tel est le sens du premier prêche du père Panelou à la cathédrale d’Oran. Pour lui, l’épidémie est un mal, parce qu’elle est une peine qui survient sous la forme d’un fléau, un châtiment infligé par Dieu en réponse à un mal antérieur, qui est l’infidélité des hommes à Dieu, le péché. L’homme n’est pas la victime du mal : il en est, qu’il le sache ou non, l’origine, le responsable. Mais la maladie peut être transformée en un bien, dans le sens où elle permet la conversion, comme tout châtiment. Camus, on y reviendra, est un penseur qui se demande sans cesse quel sens le châtiment peut avoir. Dans L’étranger, l’aumônier pense comme le père Panelou : la peine capitale peut tourner l’âme vers Dieu. Du point de vue de la religion chrétienne, rien n’est absurde puisque, derrière la nature, il y a toujours la volonté de Dieu. La religion est faite pour donner du sens, et le sens consiste à qualifier un phénomène comme mauvais et à permettre qu’il se transforme malgré tout en un bien. La pensée de l’absurde consiste à laisser la nature en dehors du bien et du mal. C’est pourquoi, si l’on y réfléchit un peu mieux, la maladie, chez Camus, n’est pas une figure du mal, mais plutôt une figure de l’absurde.

D’ailleurs, ce que le roman montre bien, c’est que le mal, dans la maladie, n’est pas la maladie elle-même mais ce qui s’y ajoute, à savoir principalement la séparation. On voit, dans les Carnets, vers la fin de l’année 1942, l’idée que ce qui importe le plus dans la peste, ce sont les conséquences qui en résultent sur les relations humaines, la principale étant la séparation. Camus note : « Ils constataient une fois de plus que le mal physique ne leur était jamais donné seul mais s’accompagnait toujours de souffrances morales (famille, amours frustrées) qui lui donnait sa profondeur ». A partir de là, on dirait que le roman rebondit : au lieu de porter sur la maladie, il porte désormais sur la séparation. C’est ce qui se marque dans le début de la deuxième partie du texte définitif. D’ailleurs, Camus a songé à ne pas intituler son œuvre La peste, mais Les séparés ou Journal de la séparation. Sur son cahier, il note également : « Pascal : l’erreur vient de l’exclusion ». On voit donc que Camus est hanté par le thème de la séparation. On songera à la situation qui était la sienne à Panelier : une sorte d’exil pas vraiment volontaire puisqu’il aurait voulu rentrer en Algérie. Et puis, à partir d’octobre 1942, il se retrouve seul, coupé de sa jeune épouse. Au-delà de ces aspects biographiques, ce que Camus veut nous dire, c’est que le mal, dans une maladie, ne tient pas seulement aux douleurs physiques (qui peuvent d’ailleurs être plus ou moins grandes d’une maladie à l’autre) mais tient encore plus aux conséquences de la maladie dans les situations amoureuses et familiales : elle oblige à la séparation, soit à l’occasion des soins, soit avec la perspective de la mort qui peut s’en suivre. En réalité, le pire, dans la maladie, c’est toujours la souffrance morale : angoisse de mourir, peur de se perdre. Et la souffrance morale n’est pas propre à la maladie : on la trouve dans toute sorte de situation, notamment les situations de guerre ou de séparation forcée. Or, autant la maladie, dans son cours physiologique, obéit à une sorte d’absurdité, autant les conséquences morales de la maladie dépendent principalement des réactions et des décisions humaines. Celles-ci peuvent être considérablement aggravantes, et l’on est alors confronté au mal comme une manière inhumaine de répondre aux maladies naturelles. Inhumaine dans le sens où ne serait pas reconnu un besoin fondamental de l’être humain, qui est de ne pas être séparé de ceux qu’il aime. Si la séparation, et plus encore l’exclusion, sont les racines du mal moral, c’est parce l’être humain n’est pas fait pour la solitude. De toutes les expériences, elle est l’expérience la plus amère de la vie, elle est la racine de nos maux.  

Mais, si la peste n’est pas en elle-même un mal, si c’est la séparation qu’elle génère qui la rend tragique, il n’en demeure pas moins qu’elle est également la métaphore d’un mal plus caché, moins évident que la solitude. Lequel ?

*

C’est un autre personnage du roman qui donne idée de quoi la peste est métaphore. Pour Tarrou, la peste représente l’état de l’individu en tant qu’il ne peut pas ne pas être souillé lui-même, comme par contagion, des injustices de la société dans laquelle il vit, et en particulier des crimes qu’elle commet : tout individu cautionne et participe, même sans le vouloir, à l’injustice du groupe auquel il appartient. C’est ce que Tarrou a d’abord découvert dans sa famille. Son père était avocat général. Comme père, il était doux et aimant. Mais Tarrou est allé le voir un jour dans l’exercice de son métier, dans un procès : il n’a rien fait de moins que de demander la peine de mort contre l’inculpé. Tarrou a découvert alors que s’il continuait à aimer son père comme si de rien n’était, il acceptait et cautionnait un pareil métier. Il se sentait alors pestiféré, c’est-à-dire complice de l’injustice sociale, coupable par contamination. Tarrou a le sentiment d’avoir perdu son innocence, sans avoir fait aucun acte, mais simplement en sachant et en ne dénonçant pas. Le mal dont la peste est la métaphore, c’est donc l’ordre social lui-même en tant qu’il ne repose et ne perdure que sur le crime, la violence, l’injustice.

La nature est aveugle, et donc absurde ; mais la société n’est pas absurde. La société est mauvaise et coupable. La société est faite d’hommes qui savent ou qui pourrait savoir, et cependant elle ferme les yeux, fait comme si ça n’existait pas, fait semblant d’être aveugle comme la nature. Les lois de la physique ou de la biologie sont inexorables certes, mais lorsque les lois sociales feignent d’être également inexorables, rigides, rigoureuses, alors que, ne reposant que sur la volonté des hommes, elles pourraient céder et changer, alors on est dans le mal. C’est cela la peste pour Tarrou. Ce qui est absurde, comme la maladie et la mort, n’est pas un mal. Mais tout n’est pas absurde. Le mal existe, par exemple lorsque la mort est infligée volontairement au nom de la société.

C’est qui introduit Camus à cette découverte du mal, c’est sa réflexion, et même sa hantise de la peine de mort. Je vais l‘expliquer un peu. Mais attention : la peine de mort n’est que le meilleur exemple, mais le mal existe même dans les sociétés qui l’abolissent. Le mal est inhérent à toute vie sociale en tant que la société est forcément une manière d’être contaminé par les injustices, même si nous ne les commettons pas.

Le problème de la peine de mort hante Camus depuis son enfance. Il est lié à ce qu’on pourrait appeler le noyau de sa mythologie familiale, à savoir ce plus ancien souvenir ou ce fantasme originaire qu’il raconte souvent : son père se lève à trois heures du matin pour aller assister à l’exécution d’un meurtrier et il revient vomissant à cause de ce qu’il a vu. Cette histoire, il la raconte, telle quelle ou transposée, dans L’étranger, dans La peste, dans Réflexions sur la guillotine, et encore dans Le premier homme. Ce mythe est à la fois matrice romanesque et matrice pour la pensée. Le père de Camus meurt alors que l’enfant n’a qu’un an. Quel héritage spirituel l’écrivain peut-il prendre, néanmoins, de ce père qu’il n’a pas connu ? Celui d’une conversion : un père qui se réjouissait de l’exécution d’un homme, au point d’aller y assister, revient dégoûté et désormais hostile à la peine de mort. La question qui hante Albert, lorsqu’il pense à ce revirement, est : qu’y a-t-il de plus horrible dans l’exécution légale d’un criminel que dans le crime, pourtant lui aussi horrible, dont ce criminel est coupable ? Les Réflexions sur la guillotine cherchent à répondre à cette question.

La première chose à considérer, c’est que le meurtre du criminel ne nous engage pas, tandis que l’exécution capitale nous engage, puisqu’elle se fait au nom de la société, au nom du peuple. Il est évident que le criminel ne tue pas au nom de la société : il peut tuer mais en aucun cas justifier son meurtre, lui trouver de bonnes raisons. Ce qu’il y a de plus horrible dans la peine de mort, c’est qu’elle prétend être de la justice, être prononcée par une institution qui nous représente, et qui en réalité nous compromet. Terrible institution que celle qui nous associe à ses exactions.

Mais ce qui accroît encore le mal dont cette institution est le foyer, et qui se répand ensuite dans toute la société, car qui ne dit mot consent, c’est qu’en réalité cette justification n’est qu’apparente. Personne ne croit vraiment que la peine capitale puisse être bonne. On pouvait à la rigueur le croire lorsque l’institution judiciaire était fortement liée à l’Eglise et que le châtiment pouvait recevoir un sens spirituel : on pouvait croire que par la mort le criminel expie, se purifie et sauve son âme. Mais conserver cette pratique religieuse dans le cadre d’une institution désacralisée, c’est lui enlever tout sens véritable, autre que celui, horrible, de supprimer définitivement un homme qu’on pense être irrécupérable. Le mal, sous la forme du crime, se cache alors sous l’hypocrisie qui fait semblant de justifier une pratique injustifiable, qu’on s’ingénie à dissimuler, signe qu’on en a honte. L’hypocrisie est ce qui permet au mal de vivre sa vie en douce au sein du corps social. Participer à cette hypocrisie générale, c’est cela précisément la peste, cette contagion qui nous tient tous sous son empire.

Derrière la question de la peine de mort se pose celle des valeurs collectives qui peuvent donner sens au châtiment, et même plus généralement au jugement. Ce que Camus affirme, sans doute sous l’influence de Simone Weil dont les écrits de Londres étaient très clairs sur ce point, c’est que la fonction de châtiment ne pouvait trouver son sens qu’en référence à un ordre sacré extérieur à la société. En ne faisant plus référence à cet ordre, la société perd l’autorité qu’il faut pour prononcer des jugements, surtout des jugements qui ordonnent le crime. Ne voulant pas le reconnaître, nos sociétés modernes s’inventent de mauvaises raisons, qui ne résistent pas à l’analyse. En ce qui concerne la peine de mort, c’est la fonction soit disant dissuasive de cette sanction. Mais, sous ces raisons fallacieuses, ce que la société s’arroge, et l’Etat qui prétend en être la voix, c’est le droit d’occuper la position de Dieu. Celle-ci, en bonne démocratie, devrait être interdite à toute instance humaine, et notamment à l’Etat. Or la modernité politique repose sur une sacralisation du social et de l’Etat. Camus retrouvera et développera beaucoup ces thèmes dans L’homme révolté. Que représente l’Etat quand il prétend garantir les châtiments, et en particulier le châtiment suprême ? Qui a le droit de parler au nom du peuple, au nom de la société et, de ce fait, d’engager tout un chacun, dans le fonctionnement très particulier de l’institution judiciaire ? Ou de l’institution militaire d’ailleurs ? A la suite de quel montage politique, qui est en fait un coup de force, un Etat peut justifier le crime (dans la guerre ou dans les procès) en mettant de son côté le droit, la logique et l’histoire ? En  dehors de ce montage politique à quoi une conscience éclairée ne peut consentir, la force exécutoire d’une sentence n’est justement que de la force, dans son sens nu. Elle ne fait que faire fonctionner, au profit de l’Etat, le droit du plus fort.

Et c’est là qu’apparaît ce que la violence d’Etat a de plus horrible : elle est une violence réfléchie, organisée, froide. En cela, elle est bien plus laide qu’un acte impulsif, qu’un crime passionnel qui ne prend pas soin de se justifier et de s’habiller de principes. Tel est l’un des sens du mythe de la conversion paternelle chez Camus. La valeur que ce père inconnu transmet à son fils, par delà le silence et la mort, cette valeur dont l’œuvre camusienne est la quête et l’expression, c’est que, si horribles que soient les crimes et les mœurs, la légalité peut être encore plus horrible parce qu’étant aussi violente, elle maquille sa violence sous des principes que du même coup elle compromet. Et elle nous compromet avec puisque, par un montage politique hypocrite, elle prétend nous associer à sa violence dite légitime.

Que Camus construise toute sa réflexion à partir d’un mythe personnel n’enlève rien à la force éclairante de sa pensée. Le plus démuni des pères, celui qui n’a eu ni l’argent, ni la culture, ni même la vie pour assurer sa paternité, celui-là peut, dans son message élémentaire et longtemps médité par le fils, s’inscrire en faux contre les systèmes politiques les plus sophistiqués, mais aussi les plus vains, comme celui de Hegel par exemple qui divinise l’Etat en une idolâtrie historiquement monstrueuse. Peu avant sa mort, Albert note encore, dans le manuscrit inachevé du Premier homme : « Pourtant, ce qu’il avait cherché avidement à savoir à travers les livres et les êtres, il lui semblait maintenant que ce secret avait partie liée avec ce mort, ce père cadet ». Un père, c’est une énigme à décrypter, un silence ténébreux, une parole en retrait que fils et filles vivront d’explorer.  

Chez Camus, il ne faut pas confondre le mal avec l’absurde. L’absurde n’est que le premier mot de la pensée de Camus, celui qui correspond au premier cycle de son œuvre. La peste est un livre qui appartient au cycle dit de la révolte. La peste est la métaphore de ce qu’est le mal, elle en est la forme mythologique. A l’époque où Camus écrit ce roman, il n’est pas capable de dire autrement la manière dont il pense le mal. C’est le dialogue entre Rieu et Tarrou face à la mer, avant qu’ils ne se baignent ensemble, qui va le plus loin dans ce que cherche à penser Camus. Il faudra l’écriture d’un essai riche et profond, L’homme révolté, pour que l’écrivain parvienne à exposer de manière plus satisfaisante sa conception du mal. Cet essai, Camus y songe déjà lors de son premier séjour à Panalier et l’on voit, en février 1943, apparaître l’idée d’un « essai sur la Révolte ».

*

De L’homme révolté, nous ne voudrions ici tirer qu’un fil, celui qui nous semble de nature à rendre, pour nous, extrêmement actuelle la pensée de Camus.

Lors de son séjour à Panelier pendant la guerre, on voit souvent Camus, dans ses Carnets, revenir sur la question de la sexualité. Bien qu’il n’ait pas encore trente ans, il exprime une certaine méfiance à l’égard du bonheur sensuel. Il note, par exemple : « La vie sexuelle a été donnée à l’homme pour le détourner peut-être de sa vraie voie. C’est son opium. En elle tout s’endort. Hors d’elle, les choses reprennent leur vie ». Ou encore, en octobre 42, il consigne ceci : « La sexualité ne mène à rien. Elle n’est pas immorale mais elle est improductive ». Il n’empêche que Camus s’intéresse à Sade, comme beaucoup d’écrivains de son époque, et il en parle à plusieurs reprises dans ses Carnets. Il voit dans l’érotisme sadien une figure de l’absurde, car la sexualité ce n’est que la force de la nature sur nous. Et pourtant, chez Sade, ne devient-elle pas un mal, puisqu’elle pousse au crime ? Cependant, Camus est sensible au fait que Sade, qui par ailleurs fait l’apologie du crime, ait pris position contre la peine de mort. Tout ce questionnement aboutit à l’étude qu’il consacre à Sade dans L’homme révolté.

Dans cette étude extrêmement critique, Camus prend Sade comme révélateur d’un ordre politique. Sade est un penseur très conséquent, malgré la fièvre de son imagination. Il éclaire la face obscure de notre République. Notre régime, en effet, s’est fondé sur une peine capitale : celle qui coupe la tête du Roi. A partir de ce crime principiel, la République revendique la liberté. Elle pense qu’elle peut lier la liberté à la vertu, et c’est ce qu’elle a effectivement fait en enfermant Sade et a continué de faire durant une longue période de son histoire. Mais Sade a eu des héritiers. D’abord parmi les écrivains qui font évoluer les mœurs. Mais aussi hors de la littérature. Camus écrit : « Le succès de Sade à notre époque s’explique par un rêve qui lui est commun avec la sensibilité contemporaine : la revendication de liberté totale ». Que cette liberté totale soit destruction, c’est ce que Hegel avait déjà vu en parlant de liberté négative. Camus l’exprime ainsi : « la liberté illimité du désir signifie la négation de l’autre, et la suppression de la pitié ». Il pensait que certaines expériences nazies en étaient l’expression. Camus est mort trop tôt pour voir, et c’est à nous sur ce point de prolonger sa réflexion, qu’un mouvement de mœurs allait effectivement prendre la liberté illimitée comme mot d’ordre dans le cadre même de la République. On rentrait alors dans une République beaucoup plus proche de celle dont rêvait Sade, où la liberté ne s’enferme plus dans la vertu mais revendique son immoralité. Le paradoxe historique qu’il nous faut donc penser, à partir de la réflexion de Camus sur Sade, est que notre République a pu renoncer à la peine de mort mais, dans le même temps, elle a chargé l’institution judiciaire de mettre le droit et la raison au service d’une liberté immorale qui œuvre à la destruction, à la séparation et à l’exclusion. Et c’est ainsi que l’histoire récente vient confirmer ce que Camus écrivait, en accord avec Pierre Klossowski qui l’avait mis sur la voie, à propos du texte de Sade intitulé Français, encore un effort : «ce libelle démontre aux révolutionnaires que leur république repose sur le meurtre du roi de droit divin et qu’en guillotinant Dieu le 21 janvier 1793, ils se sont interdit à jamais la proscription du crime et la censure des instincts malfaisants. La monarchie, en même temps qu’elle-même, maintenait l’idée de Dieu qui fondait les lois. La République, elle, se tient debout toute seule et les mœurs doivent y être sans commandements ».

On peut, certes, s’interroger sur l’actualité de Camus en ce qui concerne  cette question du mal puisque son mythe personnel la lui fait traiter en lien très étroit avec la question de la peine de mort. Or celle-ci a été abrogée dans notre pays il y aura bientôt trente ans. Pourtant, l’étonnant c’est que ce qu’il traite à travers son mythe personnel le dépasse tellement que nous en sommes touchés personnellement. La maladie, si elle n’était que physique, ne serait qu’une figure de l’absurde. Mais elle toujours aussi une maladie morale dont l’enjeu est ce qui nous sépare. Les forces de séparation sont considérables dans la société individualiste que Camus n’a pas pleinement connue. Les mécanismes qu’il montre à l’œuvre dans la justification de la peine capitale sont encore agissant, même une fois cette peine abolie, au cœur de l’institution judiciaire et ils s’organisent autour de nouveaux enjeux qui sont la séparation forcée et l’exclusion. Le déploiement, dans les mœurs actuelles, d’une raison juridique froide mise au service d’une revendication de liberté pulsionnelle hors de toute morale permet de comprendre que la question du mal est plus que jamais la nôtre. La liberté s’extrémise en ses dégradations libérale, libertaire et libertine, dont chacune est une figure du mal actuel. Les lieux clos ne sont pas les châteaux imaginés par Sade mais le huis-clos de certaines audiences. Nous sommes encore pestiférés, c’est-à-dire coupables par contamination dès que nous laissons se dérouler sans rien dire, sans nous révolter, chaque jour dans nos tribunaux, des procédures dont le sens, si nous y réfléchissons, est cette « liberté illimitée du désir » dont Camus nous dit que Sade a été le prophète.   

  Pour conclure, disons que le mal ne doit pas être confondu avec l’absurde, il n’est rien de naturel. Si l’on adopte le point de vue religieux le plus habituel, on le trouvera en nous-mêmes : sous la forme du péché, il est notre mauvaise nature. Mais n’est-ce pas encore un maquillage, une diversion pour dissimuler le fait que le mal tient à notre manière d’être ensemble ? Il est dans la société, en tant qu’elle ne peut fonder un ordre juste. La société est une machine à produire de l’exclusion, et nous en sommes tous responsables. Mais, ce qui est pire encore, la société cherche à faire croire qu’elle est bonne et juste, et elle se glorifie par le moyen du mensonge généralisée. C’est bien de cela que la peste est la métaphore. Il nous reste à nous révolter, mais comment ? Tarrou a trouvé une solution, sans doute peu attrayante. Il dit : « A partir du moment où j’ai renoncé à tuer, je me suis condamné à un exil définitif ». Il parle évidemment de ces mauvaises actions qu’on fait non pas soi-même mais seulement en fermant les yeux sur celles des autres. Cette vie retirée, cette mise à l’écart volontaire peut sembler bien triste. A moins qu’elle ne soit la condition d’un bonheur possible. Elle s’accompagne, en tout cas, de cette formule : « J’ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion, pour limiter les dégâts ».   

 

 

Mais à cette conclusion, j’ai ajouterai une autre, qui est celle qu’on tire lorsqu’on se promène à Panelier en pensant à Camus. L’eau coule sur toutes les pentes de la terre, depuis toujours et sans histoire. Les hommes, eux, ont une histoire. Et ils ont la parole. Ils donnent des noms aux rivières. L’une d’elles, près du Mazet Saint Voy, a été nommée « la Ligne ». L’eau chante de jour comme de nuit dès qu’elle dévale entre les pierres. La rumeur de la Ligne monte jusqu’aux maisons un peu plus haut, des bâtisses imposantes construites avec de gros bloc de pierre grise. Lorsque, malade, pendant la guerre, Albert Camus arrive à Panelier, il entre dans la rumeur immémoriale au bord de laquelle la maison forte qui l’accueille a été édifiée. Comme c’est un écrivain, bien que peu connu alors, et qu’il prend des notes sur des cahiers d’écolier depuis 1935,  il écrit : «Ce bruit de sources au long de mes journées. Elles coulent autour de moi, à travers les prés ensoleillés, puis plus près de moi et bientôt j’aurais ce bruit en moi, cette source au cœur et ce bruit de fontaine accompagnera toutes mes pensées. C’est l’oubli.». Ainsi se fait la rencontre de Camus avec ce coin de campagne au cœur de la France. Camus a toujours écrit sur les lieux, les lieux qu’il traverse ou qu’il habite. Il consigne ses descriptions sur ses cahiers mais il compose aussi ces textes superbes sur l’Algérie, qui s’intitulent Noces et L’été. Ce qu’il cherche, en chaque lieu, c’est ce qu’il appelle, dans Noces à Tipasa, « l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde ». C’est cette noce qu’il renoue, malgré l’exil qui le coupe de son Algérie natale, ce jour d’août 1942 où il arrive à Panelier. Et, dans ce paragraphe des Carnets que je viens de vous lire, ce qu’il appelle « l’oubli », c’est cette mort à soi-même pour être plus proche du monde. Dans Noces, il écrit : « ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour ». L’amour, ce devait être le noyau de ce troisième cycle d’œuvres que la mort n’a pas permis qu’il écrive. Les livres contiennent plein de vérités, mais la culture est un mensonge. A partir du moment où un écrivain entre dans la notoriété, nous croyons que, par une transmutation mystérieuse, il accède à un autre monde qui le rend différent de nous. Nous nous étonnons que Camus ait fréquenté les maisons et les rivières de notre pays. Mais cette transmutation n’est qu’une construction sociale factice. L’expérience de la présence au monde et de l’amour, nous la vivons tous, même si Camus l’exprime mieux qu’un autre. A Panelier, il est entré, hors de l’histoire, dans la rumeur de l’eau qui caractérise notre montagne verte, comme il entrait dans la lumière sèche d’Algérie. Le mal est sans fin et toutes nos utopies l’aggravent. Le remède, quelle erreur de croire qu’il soit dans la politique. Il est dans la poétique d’un instant comme celui-ci : « Ce bruit de sources au long de mes journées. Elles coulent autour de moi, à travers les prés ensoleillés, puis plus près de moi et bientôt j’aurais ce bruit en moi, cette source au cœur et ce bruit de fontaine accompagnera toutes mes pensées. C’est l’oubli.»

Publié dans conférences diverses

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