PLATON: les travers de l'amour (discours de Lysias)
Etude du Phèdre:
les travers de l'amour
L’une des questions principales que pose Platon est exprimée par Lysias, dans le Phèdre : faut-il mieux s’aimer ou ne pas s’aimer pour être ensemble ? Par rapport à cette question, il y a deux positions : préférer l’amour ou le non-amour.
D’abord, qu’est-ce qu’être ensemble dans le contexte platonicien. Encore une fois, il ne s’agit pas de la cohabitation, laquelle est réservée au mariage. Pour les amants, être ensemble, c’est s’accompagner dans la vie : se voir, se fréquenter, sortir ensemble, créer de l’intimité, peut-être avoir des relations sexuelles, s’intéresser aux mêmes choses. Mais aussi s’afficher aux yeux des autres, se présenter comme couple. On voit ainsi, dans la sphère de l’amitié entre hommes, se décliner les différentes composantes du couple. Aujourd’hui, dans un contexte de crise du mariage, de montée du célibat et de décohabitation, comme disent les sociologues, cette manière de faire couple hors cohabitation retrouve une certaine actualité dans la vie des gens. D’autant que l’entrée des femmes dans la vie publique, et le fait qu’il y ait désormais égalité entre homme et femme, donne aux relations entre les sexes un cadre semblable à celui qu’avait, chez les Grecs, les relations entre hommes. On redécouvre, par exemple, qu’il y a une autre manière que le mariage pour un couple de se rendre publique, et qui consiste à ce qu’on appelle s’afficher, à savoir se montrer ensemble, laisser transparaître l’intimité par les gestes. On redécouvre aussi, dans ce qu’on appelle « partager », que s’accompagner dans la vie et être intime, ce n’est pas forcément cohabiter.
Alors la question de Lysias retrouve aussi son sens : pour partager et s’afficher ensemble, faut-il nécessairement s’aimer ?
Lysias soutient que non. Il développe l’idée que se laisser aimer est une supercherie, car c’est profiter de l’illusion que l’autre nourrit à notre égard pour le faire agir contre sa propre volonté. Les médiateurs, qui travaillent sur la fin des couples, sur ce moment où l’amour laisse place au désamour, ont l’habitude d’entendre ça : « c’est pas moi qui voulait ça, dit madame, mais je me suis laissée influencer par lui ». « En fait, dit monsieur, je la voyais pas comme elle était, sinon je ne l’aurais jamais aimée ». Eh oui, Lysias a bien raison, et nous le savons tous : l’amour est forcément de l’illusion. Comment les amants, demande-t-il, « rentrés dans leur bon sens, pourraient-ils approuver les actes que leur folie leur a fait faire ? ».
Lysias en tire une conséquence presque morale : celui qui sent qu’il est aimé devrait tout faire par réveiller l’autre, le sortir de son illusion, alors que le plus souvent, lorsque nous sommes aimés, nous en profitons. Les textes de Freud sur le transfert montrent bien comment celui qui se sent objet d’amour doit dissiper l’illusion et rendre à l’autre la liberté qu’il est prêt à aliéner. C’est normalement la position de tout thérapeute, de tout professionnel : on prend l’argent et rien de plus. Prendre l’argent, c’est aussi s’obliger à ne pas abuser de la confiance de l’autre pour lui faire faire ce qu’il pourrait regretter plus tard. Prendre l’argent, c’est laisser à l’autre sa liberté.
Le libertin lui aussi garde la tête froide, mais il est animé par une autre intention : il sait qu’il est aimé et en profite pour conduire l’autre à ses propres fins, pour le manipuler. Le libertin ne prend pas l’argent mais il prend le plaisir. Il se paie par la jouissance.
Mais le plus souvent l’être aimé n’adopte ni l’une ni l’autre de ces deux attitudes : soit il fuit une relation dont il ne veut pas, soit il se contente de répondre par de l’amour à l’amour qu’on lui porte. On entre dans ce cas dans une histoire d’amour. Mais qu’est-ce qu’une histoire d’amour, selon Lysias ? C’est entrer, certes à deux, « sous la contrainte de la passion », comme il dit. Et ça peut assez souvent finir par un mariage. Dans le mariage comme ponctuation d’une histoire d’amour, chacun se paie par la réciprocité : les faveurs que j’accorde à l’autre doivent en retour être payées par les faveurs que l’autre va m’accorder. Et dans le mariage le problème va souvent être de savoir qui en fait le plus pour l’autre. Comment s’équilibrent deux amours ? La balance peine à demeurer juste. Mais il y a une question plus inquiétante : la réciprocité ne repose-t-elle pas sur un malentendu ?
Le mariage, lorsqu’il a cessé d’être un calcul d’intérêts entre les familles, est devenu la reconnaissance d’un accord entre deux individus, et nous nous sommes habitués à croire que si ces individus se choisissent, et même doivent se choisir, c'est par amour. Du point de vue Lysias, il y a une contradiction qui est à la racine du mariage par amour : il repose sur l’idée d’un choix éclairé des individus et en même temps il est censé reposer sur l’amour, c’est-à-dire sur une l’illusion qui est la moins propre à éclairer quoi que ce soit. Après quoi, il reste à gérer les effets pervers, néfastes, de ce montage socio-historique qu’on appelle « mariage d’amour ». Car, comme dit Lysias, « les amants regrettent le bien qu’ils ont fait, quand leur désir est éteint ». Ce n’est pas alors étonnant que le médiateur familial soit assailli par la plainte des époux qui disent que tout ce qu’ils ont fait ensemble, ils n’ont pas voulu le faire. Ils réinterprètent leur histoire en fonction de la désillusion, et tout ce qui a été vécu dans l’illusion amoureuse change de sens lorsqu’on le réinterprète du point de vue désappointé de la désillusion. Les époux sont comme ces mauvais historiens qui pratiquent l’anachronisme : ils lisent les événements d’une époque à partir d’idées qui ont été inventées plus tard.
Que les époux le fassent, passe encore. Mais le système du démariage est plein de professionnels qui pratiquent en permanence ces interprétations a posteriori pour faire croire que telle ou telle histoire était viciée et justifier ainsi leur intervention dans la vie intime des gens. Les avocats font évidemment leurs choux gras de ce petit jeu, ils surfent sur la désillusion amoureuse, ils font jouer à plein l’anachronisme. Ils peuvent le faire parce que, par une loi votée par la République, ils sont obligatoires devant le juge aux affaires familiales. Quelle aubaine, n’est-ce pas, pour une profession de pouvoir prospérer ainsi sur une simple loi qui rend obligatoire d’avoir recours à elle ? Mais il n’y a pas que les avocats qui surfent sur la désillusion amoureuse : il y a aussi ces psychiatres ou psychologues qui prennent plaisir à jouir de ce petit pouvoir que leur donne la position d’expert. Les juges, qui le plus souvent ont été formé, par leurs études de droit et leur formation en stage, à ne surtout pas réfléchir, avalisent la position des experts, bien contents de pouvoir se décharger sur eux d’une décision qu’ils se sentent hors d’état de prendre eux-mêmes. Le système du démariage, il veut mieux en être conscient, est l’organisation d’une malhonnêteté collective.
En réalité, la question qu’il faudrait se poser porte sur le mariage d’amour. Nous payons chaque jour un prix fort pour le mariage soit disant d’amour. Ce n’est pas rien que d’avoir fait rentrer les passions dans l’institution matrimoniale. Cà a un coût psychique, social et économique. Si l’amour comporte en lui-même ce tournant du désamour comme désappointement et désillusion, alors ça veut dire que le mariage d’amour porte en lui-même le démariage. Le médiateur est celui qui accompagne ce tournant et qui assiste à la réinterprétation désenchantée de l’histoire à partir de la perte des illusions nourries sur l’autre. A partir de là, tout ce que dit Lysias, cinq siècles avant notre ère, rejoint sans doute l’expérience courante des médiateurs familiaux. "Les amants", dit-il, et comprenons les époux ou les ex-époux, "repassent dans leur esprit les dommages que l’amour leur a causés dans leurs affaires et les libéralités qu’ils ont faites". Et il est sûr que quand n'on aime plus, on reparle d’argent, et l’on pense toujours avoir payé trop cher pour une histoire qui n’en valait pas la peine.
Lysias s’interroge aussi sur la réalité de ce soit disant amour. Car enfin, on voit assez souvent de ces amoureux qui prétendent aimer et qui se mettent à aimer quelqu’un d’autre qui passe, et disent ensuite que leur premier objet d’amour, ils ne l’aimaient pas vraiment. Il ne s’agit pas alors de désamour mais de changement d’objet d’amour. L’amour est là encore mais il se transfert sur un autre objet ; la personne continue d’aimer, de s’entretenir dans ce sentiment amoureux, sauf que la personne aimée devient quelqu’un d’autre. Eh bien, Lysias nous dit que, dans ce cas, ce n’est pas celui qui est abandonné et malheureux qui est agressif, mais celui qui abandonne, parce que, tout à coup, il se met à vouloir se venger de celui qu’il abandonne, à la demande de leur nouveau partenaire : « s’ils viennent à aimer un autre », dit Lysias en parlant des amants, « ils viennent à sacrifier le premier, et, si le nouvel élu de leur cœur le demande, ils vont jusqu’à lui faire du mal ». Et donc, la question qui se pose est de savoir s’il y avait vraiment de l’amour dans ce sentiment amoureux, puisqu’il se tourne si vite en haine et soif de vengeance. L’amour des amoureux serait-il un faux amour, vaut-il mieux s’en tenir sauf ?
De plus, nous dit Lysias, c’est un amour encombrant pour l’entourage. Encombrant quand les amants s’aiment et qu’ils veulent le faire partager à tous le monde. Ils sont, dit Lysias, « impatients de faire envier leur bonheur ». Ils se vantent d’avoir trouvé la chose la plus précieuse du monde. Mais ils sont aussi encombrants quand ils ne s’aiment plus, car alors ils tiennent à faire partager à tout le monde l’ignominie de l’autre. Lysias parle de l’entourage, puisque tout cela se passe hors de la maison. Mais lorsque, par le mariage dit d’amour, la maladie des passions entre à la maison, ce sont surtout les enfants qui en profitent, si l’on peut dire. Ce sont eux qui entendent les plaintes et récrimination aux moments de ruptures. Et même ce sont eux qui deviennent, dans les familles recomposées ou en voie de recomposition, les confidents à qui un père ou une mère fait partager ses émois amoureux : « j’ai rencontré quelqu’un, il ou elle m’aime, je l’aime, ah vois comme je suis heureux ou heureuse, aime avec moi mon amoureux ou mon amoureuse, c’est moi dans cette famille qui jouis, pas toi ». Que penser, en effet, si l’on se place du point de vue des enfants, des passions amoureuses parentales lorsqu’elles entrent dans la maison comme si elles y étaient naturellement chez elles ? Après l’amour parental, dans le cadre du mariage d’amour, après le désamour parental, dans le cadre des séparations et divorces, les enfants sont confrontés au réamour parental, dans le cadre des recompositions familiales qui peuvent être multiples et chaotiques.
Mais le pire, évidemment, dans l’amour des amoureux, c’est qu’il fait le vide autour de soi. En raison de ce qui lui semble lié, comme l’envers et l’endroit, et qui est la jalousie. Il réduit considérablement le nombre des fréquentations, explique Lysias, parce que chacun a peur d’être « éclipsé » par plus riche, plus beau ou plus intelligent que soi. Chaque couple se construit sur une certaine désocialisation. Nous savons tous que, lorsque se défont les mariages soit disant d’amour, les époux parlent avec faconde de leur resocialisation : ils se remettent à fréquenter leurs amis, ils s’en font de nouveaux. En général, l’expression triviale pour parler de ça, c’est « ouf, je respire ». Les époux ont alors l’impression que l’autre les enfermait, les étouffait dans une relation exclusive. Bien sûr qu’il y a de la mauvaise foi chez les époux, car c’était sans doute réciproque : celui qui se sentait enfermé enfermait aussi l’autre. Lysias affirme que cette désocialisation est mauvaise car elle nuit à chacun, elle empêche de faire les rencontres qui pourraient nous instruire, ou nous enrichir, jusqu’à ce que chacun se retrouve « en matière d’amis, dans une entière disette ».
Ensuite, Lysias, dans sa description ironique du couple amoureux, fait une remarque assez fine. Au moment de la rencontre, on voit surtout le physique et nombreux sont ceux qui tombent amoureux à cause du physique. Non pas forcément parce que l’autre est beau dans l’absolu, mais parce qu’il a certaines caractéristiques qui nous plaisent, et qui sont parfois très singulières, comme lorsque Descartes nous dit qu’il était attiré par les femmes qui louchent parce qu’il avait eu une nourrice qui louchait. Toujours est-il qu’au début, au moment de la rencontre, on ne voit que le physique. Mais plus le temps passe, plus le physique est éclipsé par le caractère, parce qu’on découvre l’autre, ses comportements habituels, ses manières d’être. Si bien que le physique, on ne le voit tout simplement plus. Or, ce n’est pas parce qu’on a aimé quelqu’un pour son physique qu’on va l’aimer pour son caractère. C’est pourquoi dans le désamour, vous l’avez remarqué, on reproche très souvent à l’autre son caractère. On ne peut pas bien lui reprocher son physique, sauf s’il s’est trop laissé aller comme dit la chanson, car le physique, on le connaissait, on était prévenu. Mais le caractère, on ne le connaissait pas avant, et c’est le surgissement progressif et lent, au fil des années, de ce caractère qui nourrit le désamour.
Une autre remarque très fine chez Lysias, c’est que la parole n’est pas libre dans le couple. On ne dit pas ce qu’on pense quand on aime quelqu’un, car on a peur de déplaire. Un couple qui veut, comme on dit, sauver son amour éteint la liberté de parole de l’un et de l’autre. Ce qui explique là encore ce qui saute aux oreilles du médiateur familial lorsqu’il intervient au moment où le couple se défait : chacun retrouve sa liberté de parole sur l’autre, qu’il avait aliéné à l’autre, et il a beaucoup à rattraper sur ce qu’il n’avait pas pu dire avant. Une parole franche est libérée, qui n’a plus le souci de plaire ou de déplaire, à moins, ce qui arrive assez souvent, que l’un des deux soit encore dans une perspective de reconquête. Et cela doit être bien déceler par le médiateur : si l’un cherche encore à plaire à l’autre, il ne va pas pouvoir s’autoriser à dire à l’autre ce que l’autre s’autorise à dire sur lui. Il en résulte alors une inégalité dans la situation de parole dont il faudra tenir compte.
A partir de cette critique du couple qui repose sur l’amour, Lysias fait l’apologie du couple qui reposerait sur une amitié raisonnable, conforme aux intérêts de chacun. Cela a l’avantage de laisser à chacun sa liberté, car lorsqu’on ne s’engage pas auprès de l’autre par passion, on jouit de son plein discernement et l’on sait parfaitement ce qu’on fait et pourquoi on le fait. De plus, dans un tel couple, chacun peut compter sur la discrétion de l’autre, sur sa fidélité (on échappe à la jalousie) et sur son utilité (celui qui n’est pas dans l’amour aveugle cherche sincèrement le bien de son ami et lui rend des services). Le partenaire qui n’aime pas favorise la socialisation de l’autre, sa réussite sociale, son instruction. Le modèle que soutient Lysias est un couple par familiarité, du même ordre que ce qu’on trouve dans la parenté. Il dit : « S’il t’arrivait de croire qu’il n’y a pas d’amitié solide en dehors du lien d’amour, alors ça voudrait dire que nous n’avons pas d’affection pour nos enfants, pour notre père, notre mère, que nous n’aurions point d’amis ». Lysias propose un couple fondé sur la philia et non sur l’éros. Des couples comme cela, il en existe sans doute, bien que ce ne soit pas, et de loin, le modèle dominant aujourd’hui. Mais il se peut aussi que les médiateurs familiaux ne voient pas ces couples, car là où il n’y a pas d’amour, il n’y a pas de désamour, et donc pas besoin d’avoir recours à des tiers pour réintroduire de la raison dans le sentiment.