La parole et le lieu, conférence de Clermont

Publié le par diotime

LA PAROLE ET LE LIEU

Jean-Marc Ghitti

 

 

Conférence prononcée au C.R.D.P. de Clermont-Ferrand, le 27 janvier 1999, par Jean-Marc Ghitti, à l’occasion de la sortie son livre : La parole et le lieu, topique de l’inspiration, Editions de Minuit, 1998.

 

 

 

Ce qui est étonnant n’est pas que nous sachions parler, c’est qu’une parole ne cesse de se former en nous. Nous pourrions parler quand nous en avons besoin et, le reste du temps, nous en tenir au silence. Or il n’en est pas ainsi. Que nous la confions à quelques uns, que nous l’écrivions ou que nous la laissions se perdre en nous-mêmes avec la rêverie qui la fit naître, une parole le plus souvent nous accompagne et nous surprend. Au fil du temps, nous apprenons à la connaître, à la reconnaître et nous pressentons en elle un ordre qui pourrait devenir l’objet d’une investigation. Certains s’y consacrent, d’autres passent, emportés par des soucis différents. Mais nous avons sans doute tous cette expérience de la parole, des propos chimériques qui ne sortiront jamais de notre bouche aux discours plus construits qu’il nous arrive de tenir. Si bien que s’il fallait dire qui nous sommes, avant de désigner cette apparence physique ou ce visage qui nous reste toujours un peu extérieur, nous dirions : cette parole, c’est moi. Les sujets sur lesquels elle porte avec récurrence, les inflexions affectives qui l’animent, le tour des énoncés qui y dominent, voilà bien ce qui fait le plus clair de notre vie intérieure. Et on en viendrait bientôt à croire que vivre, finalement, c’est se laisser traverser par de la parole. Plus intime que toute chose sensible, plus soutenue que ces images qui, entrant par nos yeux, ne cessent de nous affecter mais auxquelles très vite nous ne faisons plus attention, la parole est notre vie même.

         Pourtant, il est déjà plus rare d’interroger sa provenance et de rendre à son énigme cette parole familière. D’où vient la parole ? Qu’est-ce qui nous fait parler ? Très curieusement, les sciences du langage nous laissent assez démunis devant ces questions. Variées et complémentaires, ces sciences se nourrissent bien à l’idée que parler est une dimension essentielle et constitutive de l’expérience humaine. La problématisation hyperbolique du langage en philosophie, lié au projet scientifique d’en faire l’objet d’un savoir positif, peut laisser croire que notre siècle a enfin porté un éclairage décisif sur l’animalité parlante que nous sommes. Et pourtant il se pourrait que, au mépris de toute lassitude, ce soit encore au coeur du phénomène linguistique qu’il faille débusquer, inentamée, l’une des énigmes qui mérite le plus de retenir la pensée : parler. Pour paradoxal que ce soit, on peut aller jusqu’à se demander si les sciences du langage n’ont pas jeté une ombre plus épaisse que jamais sur la parole. Le montrer effectivement est un long travail qu’on ne peut pas faire ici.

 

 

Il ne suffit pas d’avoir la liberté de parole pour parler librement. Encore faut-il trouver accès à une libre parole qui ne soit pas la répétition et la combinaison des différents discours déjà là, tout prêts. Plus ces discours sont abondants, plus la parole se tarit. La liberté de parole est souvent un leurre. Tout l’espace qu’elle ouvre est immédiatement saturé par la ramification indéfinie des discours. La parole ne peut se satisfaire de la place qu’on lui offre, de la liberté qu’on lui laisse : elle est toujours dans le déplacement et dans la liberté qui s’arrache. La parole n’est jamais donnée, elle est prise . Elle est la surprise qu’apporte l’inouï, c’est-à-dire la formulation de ce qu’on ne croyait pas pouvoir se dire et s’entendre. Il n’est de vraie parole que là où on la décrète impossible.

Nos paroles ne peuvent venir que de ce dont elles se libèrent. Aussi, c’est en se qualifiant de nouveau comme libre pensée, selon une certaine tradition, que la philosophie peut se vivre comme libre parole. Mais de quoi doit se libérer la parole ? Pas seulement de ce qui lui est extérieur. Dans le point de vue traditionnel, on conçoit trop souvent la libre pensée comme ce qui s’arrache à une contrainte sociale, à une autorité externe, comme par exemple l’autorité religieuse. Mais jamais une censure n’empêche la libre genèse de la parole intérieure. Elle en empêche, certes, la tenue publique, mais elle n’en favorise parfois que davantage sa formation dans le coeur. En fait, la pensée doit d’abord se libérer d’elle-même, et c’est dans ce mouvement que la parole surgit. Une autorité n’existe vraiment qu’intériorisée, sous la forme d’une adhésion de la pensée à elle-même. Le discours idéologique est celui qui renforce cette adhésion de la pensée à elle-même. Il produit l’identité de la pensée, il en construit la cohérence. On ne le reconnaît pas à son contenu, mais plutôt à la stratégie qu’il met en oeuvre.

L’une des caractéristiques de ce  discours, c’est de ramener la parole à une topique préalable. Donnons ici à « topique » sa signification traditionnelle, celle que « la topique de l’inspiration » veut justement inverser. Dans son sens habituel, donc, la topique est la carte quasi exhaustive de tous les lieux rhétoriques où la parole est censée pouvoir se tenir. Elle est un repérage, une classification préalable de tous les thèmes dont on peut parler. Elle consiste à ramener la parole à l’ordre de ce qui a déjà été dit. Pour elle, toute parole est rhétorique et commandée par l’intention, plus ou moins claire, d’illustrer un thème préexistant, un lieu commun. Or la parole est justement dans le déplacement de ces lieux-là, dans le brouillage de cette carte qui territorialise la pensée. La parole qui porte la libre pensée est dans ce biais inattendu qui fraye de nouveaux chemins, elle est dans le passage de l’autre côté, où l’on croit d’abord s’être perdu et où l’on finit par trouver une zone d’extra-territorialité, un lieu non répertorié sur la carte.  Elle est le changement de vitesse dans la course ordinaire du discours, parfois fulgurante et parfois balbutiant des années avant de se trouver.

La libre pensée, c’est lorsque la parole se prend et se reprend elle-même. L’idéologie n’est pas une prise de parole, elle est une prise de la parole, un rapt, un détournement. La parole est dévoyée lorsque sa reprise ne lui appartient plus, c’est-à-dire lorsqu’une fois prise elle est rabattue sur le champ d’une pensée déjà toute constituée, sur l’itinéraire pré-déterminé de son programme, sur le corpus des grands problèmes de la philosophie. A l’instar de ce qui se passe dans la philosophie transcendantale, l’a priori n’est jamais remis en cause par les actes qu’il rend possible. La libre pensée, à l’inverse de toute philosophie transcendantale, c’est lorsque la parole déplace la structure pré-constituée dans laquelle elle advient, lorsqu’elle est elle-même sa reprise. Alors la reprise de la parole est de nouveau une prise de parole : la parole parle d’elle-même, pour libérer un peu plus ce qu’elle ne savait pas encore avoir porté à la parole. C’est ce qui se passe, par exemple, lorsqu’on parle d’une certaine façon, d’un livre intitulé La parole et le lieu.

La parole est sans fin, autant que le discours. Mais, tandis que, lui, ne cesse de se fonder, de se structurer, de se construire une cohérence, elle, elle est un transport, elle se développe par une migration interne qui la met toujours à distance d’elle-même. Son dynamisme propre est de s’extérioriser pour se retourner sur elle-même. Elle se poursuit en se décalant, elle se recueille en se métamorphosant, elle se plisse. La parole est toujours compliquée. Tandis que le discours vise l’homogénéité, elle, elle procède par sauts, elle atteint des seuils où elle se rend apparemment étrangère à elle-même parce qu’elle s’y retourne. Pourtant, sous la complication, c’est bien la même trame qu’on peut retrouver. Ainsi, la parole pensante de la libre pensée est peut-être déjà, lorsqu’elle se prend, la reprise d’une parole antérieure, pré-pensante. La pensée ne se libère d’elle-même, ne se décolle de sa structure préalable que si elle se laisse travailler par une pré-pensée qui lui donne ses orientations mais qu’elle parvient difficilement à retrouver sans en faire, justement, de la pensée.

Dans son mouvement, c’est la parole qui invente le personnage qui la parle, c’est la libre pensée qui fait le penseur, et non l’inverse. La parole pousse, et sa poussée irrésistible fait et défait ses personnages. Dans ses plis et par ses sauts, elle passe d’une personne à l’autre. Nous nous construisons autour d’une parole, nous nous identifions à elle et nous nous perdons dans sa mutation imprévisible, nous nous défaisons dans ses métamorphoses. Nous sommes toujours à la traîne d’une parole qui nous devance et nous tire. Mais, si la parole distribue ses personnages, c’est-à-dire nous, on peut dire aussi qu’elle les rassemble, qu’elle nous rassemble dans l’unité de sa trame. Nous formons accessoirement des communautés de langue mais nous sommes essentiellement communautés de parole. Le discours idéologique est une prise de la parole, un dévoiement qui l’interrompt, la coupe d’elle-même. Aussi fige-t-il les oppositions. Il construit des pôles de cohérence antagonistes, des personnages qui campent sur leurs positions et qui veulent avoir raison. Mais, si nous nous laissons mener par la libre pensée, si nous nous laissons conduire par les méandres de la parole, dans sa complication propre, alors nous retrouvons, peut-être, cette communauté première, occultée par les positions idéologiques des discours. Ensemble à la traîne, quand la parole, toujours nous devançant, nous rassemble par convergence, ensemble nous la recueillons :communauté d’écoute.

Ce qui importe, alors, ce n’est pas le personnage parlant qu’il nous arrive d’être : c’est la manière dont la parole distribue nos personnages et nous traverse. C’est la parole qui nous donne voix et qui nous voue. C’est en elle que se dessinent toutes les vocations. Nous sommes toujours le personnage d’une vocation, mais, plutôt que de nous y arrêter, de nous y enfermer, mieux faudrait essayer de saisir le dessin des vocations dans le mouvement de la parole. Car dans la complication de la parole, dans la stratification de ses prises et de ses reprises, dans la variété de ses modes à travers nous, au fil des ans, aux fils des vies les plus diverses, on peut peut-être décrypter, comme dans la pierre ou le bois, comme dans la main ou sur la feuille d’un arbre, des veines. Pour lire les veines de la parole, il nous faudrait une philosophie de la littérature. Mais nous n’en disposons pas : ce travail reste à faire. En tout cas, il apparaît désormais clairement que le sens et la vérité doivent être cherchés dans le mouvement de la parole.

 

 

Si la parole qui questionne et se met en quête d’une vérité ne doit certes pas se rabattre sur une topique préalable qui lui ferait obstruction, elle n’est pas pour autant une ouverture dans le vague. La neutralité et l’indétermination conduiraient bien vite la parole à tourner cours, tant il est vrai que lorsque tout peut se dire, il n’y a rien à dire. Toute parole porte en elle, comme son orientation propre, l’élection d’un domaine où la vérité est censée surgir. Elle est mise en mouvement par le cercle de surgissement de la vérité, elle en subit le tropisme après qu’elle l’ait désigné comme tel. Ce cercle peut être une révélation religieuse, la nature expérimentable, l’histoire, les profondeurs de l’âme humaine, etc. Mais une pensée de la parole ne doit pas chercher ce cercle hors de la parole. Elle élit le mouvement même de la parole et les veines qui s’y dessinent comme le cercle de surgissement de la vérité. Et au centre de ce cercle, au plus proche de la parole jaillissante, librement inspirée, elle voit dans l’expérience poétique le domaine d’un incomparable dévoilement.

La parole ne peut être inscrite entièrement dans la relation humaine. Il est certes loisible d’interroger son effectivité, en deçà de toute représentation, soit à travers son adresse, soit à travers son inspiration. Définir la parole par l’adresse qu’elle lance à quelqu’un permet assurément de la distinguer du discours qui, lui, est tourné vers lui-même et construit son autonomie. Pourtant, une parole ne peut être adressée qu’en second et à condition qu’elle existe déjà. D’ailleurs, il y a des paroles qui ne trouvent jamais à s’adresser à quelqu’un, qui demeurent forcloses en celui chez qui elles se forment, mais qui n’en existent pas moins. La relation humaine est le milieu dans lequel la parole vient se montrer. Mais la parole se forme en amont : elle est anté-humaine. C’est pourquoi une philosophie qui s’y consacre doit s’orienter davantage au poème qu’à la conversation. Elle doit interroger, en deçà de toute représentation et même en deçà de toute adresse, son inspiration. 

On se moque souvent de ceux qui attendent l’inspiration. Il est vrai qu’une telle attente ne saurait être purement passive. Mais ceux qui raillent ont dans l’idée que celui qui agit doit se déterminer volontairement et s’organiser, celui qui parle savoir ce qu’il veut dire et le construire, par un travail, en discours. Mais ce volontarisme mériterait d’être moqué à son tour. Qui peut croire sérieusement qu’on dit ce qu’on veut et rien que ce qu’on veut ? Qui peut soutenir sans ridicule que parler obéit toujours à la commande, à la question posée ou à ce que les situations exigent qu’on dise ? On sait bien qu’on parle aussi quand on en a envie et de ce qui nous occupe à l’intérieur.

Les poètes eux-mêmes et les gens de lettres posent quelquefois en professionnels de l’écriture. Ils se présentent en artisans de la langue, en maîtres et possesseurs des formes littéraires, en techniciens du roman ou du vers, en ingénieurs des mots et des tournures. Peut-être pensent-ils, par là, mieux se faire accepter, comme s’ils avaient honte de ce qu’il y a de sauvage dans le talent littéraire. Bien sûr qu’écrire est aussi un travail, qui exige maîtrise et technique. Mais, surtout, c’est bien autre chose. C’est parler. C’est libérer une parole déjà là. C’est être attentif à ce qui se fait en nous sans nous.

L’approche technique de tous les phénomènes qui caractérise notre civilisation n’a évidemment pas épargné notre conception de ce que c’est que dire. Les sciences cognitives peuvent expliquer les phénomènes linguistiques sans prendre en compte le vouloir dire. Même la psychanalyse, qui prétend libérer la parole, ne le fait pas, car elle la réinscrit immédiatement dans une technique de l’interprétation.   Dans l’ère technicienne où nous sommes, l’inspiration n’a plus lieu d’être, si ce n’est pour rire. Et c’est pourquoi il faut désormais la mettre au centre de notre souci : elle devient une figure de l’irréductible.

Si on se retourne, à présent, sur l’histoire de la philosophie, on s’aperçoit qu’elle n’est pas muette sur la question de ce qui fait venir les idées et les paroles. C’est dans l’élaboration d’une rhétorique qu’elle rencontre ce problème et qu’elle propose des procédés d’invention pour ne jamais rester muet. L’oeuvre fondatrice est les Topiques d’Aristote. Celui-ci rapporte l’invention des paroles et des idées à des  topoï, à des lieux. A l’origine de toute inspiration, faut-il mettre l’action de certains lieux sur nous ? N’allons pas si vite. Habituellement, on n’établit pas de rapport entre le lieu dans le sens ordinaire du terme et le lieu rhétorique qui subsiste dans notre langue lorsqu’on parle de « lieu commun ». D’autre part, la topique d’Aristote n’est pas une science descriptive, elle ne se préoccupe nullement du surgissement des arguments et des discours. Elle est, au contraire, destinée à remédier au défaut d’invention, lorsque l’esprit ne trouve plus spontanément quoi dire. Il s’agit justement de pouvoir se passer de l’inspiration, de faire en sorte que l’homme se sente chez lui dans son discours et dans sa pensée, sans rien attendre ni devoir à ce qu’il ne maîtrise pas. Pourtant, si Aristote pense un lieu rhétorique qui libère de l’inspiration, c’est pour le substituer au lieu véritable qui soumet à l’inspiration. C’est ce que montrerait une étude du Phèdre de Platon. A défaut de pouvoir la faire, on peut en appeler à ce que sait tout lecteur de poésie : à savoir l’importance des lieux dans le surgissement de la parole poétique.

 

 

Mais il reste alors à savoir ce qu’est le lieu.

On sait bien que le penseur arrive toujours trop tard. Ce qu’il porte à la pensée s’est mis en route avant lui. Nos contemporains se préoccupent des lieux depuis déjà longtemps. Les paysages sont sauvegardés, les quartiers anciens des villes préservés ou reconstitués, les caractères régionaux sont retrouvés, les hauts lieux visités plus que jamais par les touristes de plus en plus nombreux. Pourtant, avant qu’il ne se porte à la pensée, le sens du lieu échappe encore. Aussi est-il nécessaire, maintenant, de penser le lieu, d’en proposer une philosophie qui le mette en dialogue avec sa tradition.

Qu’est-ce que ça veut dire : être quelque part. Quand on emploie un nom géographique, qu’est-ce qu’on désigne par là ? Ce sont des questions aussi simples que celles-ci qu’il s’agit d’introduire dans la philosophie.

Nous avons tous une expérience forte de certains lieux qui nous ont touchés. Au cours d’un voyage, nous avons subit le charme de tel site célèbre qui n’était jusqu’alors qu’un nom pour nous mais où nous rêvions d’aller depuis longtemps. Il y a aussi certains endroits moins prestigieux, parfois connus que de nous seuls, qui se sont imprimés en nous parce que nous y avons vécu des moments forts. Autant d’expériences que chacun peut faire et qui nous révèlent l’énigme des lieux : que doit être un lieu pour avoir parfois une telle force ?

 

 

Mais c’est alors que se lèvent tous les obstacles qu’il faut surmonter pour accéder à une pensée du lieu.

La sagesse aujourd’hui serait de sortir de l’histoire. Ou, plus exactement, de l’historicisme, c’est-à-dire de cette philosophie qui, depuis le début du XIXe siècle, nous conduit à chercher le sens de nos vies  et du monde dans l’histoire. Cette religion de l’histoire aura été plus funeste que celle de Jésus Christ ou d’Allah. Il faut dire qu’elle a rencontré la puissance de la technique.

         On dit toujours qu’on ne peut plus penser après Auschwitz et Hiroshima comme avant. C’est vrai. Mais quelle conclusion en tirer ? Que l’homme est plus méchant qu’on ne le croyait ? Que l’optimisme et la confiance dans le progrès doivent être tempérés ? Maigres conclusions, truismes sans commune mesure avec les événements en question. Cela, on aurait pu l’apprendre à moindre frais, juste avec un peu de bon sens. D’autre part, il est toujours inconvenant d’ajouter un pathos affecté à des souffrances que nous n’avons pas vécues. Il nous faut les considérer d’une pensée désormais plus froide.

Or, deux des principales causes, reconnues par les exégètes les plus perspicaces, sont l’historicisme et le technicisme. Eh bien, nous ne sommes sortis ni de l’un ni de l’autre. Les deux causes sont toujours là, agissantes. Nous avons certes rejeté certaines philosophies de l’histoire, nous en avons reconnu l’illusion. Mais nous n’en avons pas tiré toutes les conséquences. Nous ne nous sommes pas défait de la croyance, profondément historiciste, que c’est notre inscription dans l’histoire qui donne leur sens à nos vies, à nos actes, à nos oeuvres et à nos pensées. C’est même l’historicisme qui constamment joue ses simulacres dans ce monde de l’actualité en quoi la plupart d’entre nous ont foi et qui se célèbre avec grandiloquence chaque jour sur nos écrans. Rêvons d’une sagesse mécréante en ce monde actuel qui nous convoque,  d’une sagesse qui cherche le sens en son lieu, et non plus dans l’histoire.

Nous ne sommes pas davantage sortis du règne de la technique et nous ne voyons même pas encore comment on pourrait en sortir. Même lorsque nous prenons soin des lieux pour les préserver ou les reconstituer, c’est en techniciens que nous oeuvrons. L’écologie est aussi technicienne que le productivisme. Mais la dénonciation de la technique est devenue une banalité qui à de quoi impatienter et qui laisse dans le flou ce que le mot même de « technique » désigne. Il faudrait établir entre la technique et le technicisme une distinction analogue à celle déjà posée entre l’histoire et l’historicisme. Les techniques comme fabrication et usage de machines ne sont pas en cause. Le technicisme, qui lui l’est, désigne une attitude à l’égard de ce qui se présente et il est, somme toute, bien antérieur à la révolution industrielle. Il consiste à disposer de tout, à nier l’altérité, à récuser l’expérience. Il est une déficience de l’écoute. En sortir, alors, consisterait à retrouver ce que Nietzsche appelait un nouvel art de l’écoute. La topique, comme herméneutique des lieux, se déploie à partir de cet art,  hors de tout technicisme et tout historicisme.

 

 

Surmonter l’historicisme et le technicisme ne suffit pas, toutefois, pour être prêt à penser ce qu’est un lieu.

Beaucoup de gens ont un respect excessif pour la philosophie. Ils commencent toujours par vous dire qu’ils n’y connaissent rien. Mais, dès qu’ils parlent, ils ont de la philosophie plein la bouche ; il est vrai à leur insu. Car la philosophie n’est pas un savoir extérieur qu’il nous faudrait acquérir : elle fait corps avec nos mots, elle les habitent du dedans. Il nous faut être assez philosophes pour nous moquer de la philosophie.

Rien ne montre mieux cette incorporation de la philosophie dans la langue que le vocabulaire de l’espace. Nos mots spatialisent tout ce qui peut l’être. Quand nous employons les notions liées à l’espace, à l’étendue, à la distance, etc., nous sommes, sans le savoir, les héritiers d’une tradition métaphysique. Bergson l’a bien dit, mais c’était pour préparer une philosophie du temps. Lorsqu’on cherche une pensée du lieu, le concept traditionnel d’espace est un obstacle plus intime et plus difficile à surmonter. Pourtant, on ne peut comprendre ce qu’est un lieu que si on n’en fait pas un morceau d’espace, une petite partie de l’étendue. Aussi convient-il de déconstruire la pensée métaphysique de l’espace pour préparer la pensée du lieu. Cependant, pour préparer la déconstruction préparatoire de cette pensée, il faut préalablement comprendre comment elle s’est construite. En philosophie, on est toujours amené à ce jeu régressif d’une préparation qui doit être elle-même préparée, etc. La déconstruction précède de beaucoup le travail constructif de la pensée, mais elle ne se suffit pas à elle-même. Déconstruire, ça veut dire mettre en miette. La pensée des grands philosophes, il faut la casser, comme on jette par terre un jouet, pour en retrouver les éléments constitutifs. Et c’est à partir de ces éléments, dissociés, désolidarisés, qu’on pourra de nouveau commencer à penser. On ne pense pas dans les pensées toute faites : on les explique, on les comprend, éventuellement on les critique, mais on y est toujours l’invité. Par exemple, ce qu’Aristote a pensé une fois, aucun de ceux qui l’ont commenté depuis vingt trois siècles n’a pu de nouveau le penser. On ne pense pas non plus sans les grandes pensées, par une sorte de spontanéité naïve. On pense contre elles, fidèlement. Déconstruire, c’est retrouver. Le lieu surgit d’un espace mis en miettes.

 

 

Mais la déconstruction ne saurait être gratuite. Elle doit dégager un accès à l’expérience qui la justifie.

On se plaindra pas qu’aujourd’hui un nouveau respect des lieux semble se faire jour. Il est assurément bien de les respecter, mais c’est tout autre chose que d’en faire l’expérience. La pensée des dernières décennies a beaucoup souffert d’un manque d’expérience. L’expérimentation scientifique a oblitéré le sens véritable de l’expérience et le structuralisme s’est construit sur cette oblitération. Il n’est pas certain que le renouveau phénoménologique qui caractérise la philosophie d’aujourd’hui soit un remède suffisant. Au mot d’ordre de la phénoménologie, qui était « le retour aux choses mêmes », la topique de l’inspiration voudrait en substituer un autre, qui est loin d’être redondant : « pensons nos expériences ». Décrire l’expérience du lieu suppose donc que s’élucide, chemin faisant, ce qu’est une expérience.

La topique, c’est-à-dire la pensée du lieu qui se laisse soutenir par la parole, ne veut pas qu’on la confonde avec certaines formes du discours philosophique contemporain. Il  ne lui viendrait pas à l’idée de se présenter comme la défense de quelques valeurs. Pas davantage, sur le modèle scientifique, comme la résolution de quelques problèmes. Mais elle ne se donne pas non plus comme fin la création de nouveaux concepts. Elle n’est même pas une méditation, si par là il faut entendre un repli de l’esprit sur sa richesse intérieure. Elle serait davantage une expérience spirituelle, à condition de ne pas identifier celle-ci avec la seule expérience intérieure : elle est l’expérience du surgissement de l’esprit en tant que tel. Ou, mais c’est un peu la même chose, l’expérience du surgissement de la parole. La topique se conçoit comme expérience extérieure, expérience des lieux.

Mais nous sommes loin de faire toutes les expériences, ou de les faire pleinement. Des hommes sont consacrés à quelques grandes expériences : de la parole, de la pensée, des lieux. S’ils écrivent, il faut les lire comme il convient. Lire n’est pas faire une expérience : c’est recueillir l’expérience qu’on n’a pas faite dans les mots de ceux qui l’ont faite. Lire n’est donc pas non plus le contraire de faire une expérience. Lire est un rapport lointain, indirect à l’expérience. L’étude, dans la topique, est exercice de cette lecture, elle est recueil des expériences. Comment lire ? Voilà une question centrale pour ce que nous appelons « la culture ». Or elle est loin d’être tranchée, elle est l’enjeu d’une dispute incessante, d’un conflit pour le sens. Aujourd’hui, le discours dominant sur la lecture est un discours d’incitation : il faut lire. C’est un discours-écran. D’abord, parce qu’il suppose une définition trop restreinte de la lecture : il n’y a pas que les livres qui se lisent, mais aussi les images, les situations, les lieux etc. Ensuite, parce qu’il recouvre la question cruciale : quoi lire et comment ? L’étude, dans la topique, est une réponse à cette question : il faut lire ce qui retrace une expérience et de manière non pas à refermer le texte sur lui-même mais à y retrouver cette expérience. L’étude engage de ce fait une certaine conception de la culture : la culture est ce qui vient ajouter, aux expériences que nous avons faites, celles que nous n’avons pas faites mais auxquelles nous avons un accès indirect, par le biais d’une relation herméneutique.

La pensée des hommes porte toujours en elle, en creux, l’expérience qu’ils ont fait de certains lieux saisissants. On y retrouve souvent, non thématisée, l’expérience de la caverne ou du ciel, de la montagne, du rivage ou des bois. Or ces lieux sont toujours là, nous pouvons en faire l’expérience à notre gré. Qui ne s’est assis au bord d’une rivière ou sur une plage ? Qui ne s’est promené dans une forêt ? Qui n’a jamais rejoint un sommet ? Qui n’est descendu, à un moment ou à un autre de sa vie, dans une grotte ? Et qui n’a jamais contemplé le ciel ? L’expérience des lieux est si simple qu’elle est comme inévitable dans notre vie sur terre. Loin d’être réservée à quelques uns, elle est le lot de tous, comme tout bonnement d’avoir un corps et des sensations. C’est justement par son excès de familiarité que l’expérience des lieux demeure ininterrogée et presque inaperçue. Semblable en cela à la phénoménologie, la topique rend son mystère au plus simple. Par là elle n’exclut personne de la sphère où se révèle la vérité. Elle n’exige aucun savoir préalable. Elle peut prendre les formes les plus variées : le tourisme, la promenade rêveuse, la pratique d’un sport de pleine nature, parfois même la pratique d’un métier.

Et pourtant, toutes les expériences ne se valent pas. Certains laissent davantage résonner les lieux en eux. Et c’est par cette gradations des expériences, en fonction de la vérité plus ou moins grande qui s’y révèle, que la topique se distingue de la phénoménologie. Si bien que l’étude est souvent nécessaire pour rejoindre les lieux les plus proches. Mais, dans la topique, l’étude ne nous transporte pas dans une expérience étrangère : elle ne fait que pousser plus loin ce que nous avons déjà vécu. Et elle peut aussitôt se refaire expérience, elle peut immédiatement venir approfondir, enrichir, transformer notre approche familière des lieux. Le but de la topique est de nous renvoyer vers les rivages et dans les bois, sur les sommets et au fond des gouffres. En somme, de nous rendre pleinement à notre vie sur terre.

 

 

 

 

 

Publié dans L'inspiration

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