Simone Weil et la condition paysanne

Publié le par diotime

Simone Weil et la condition paysanne

Jean-Marc Ghitti

Conférence donnée le 28 mai 2009, à la Biocoop d’Aiguilhe

 

 

I - La vie paysanne de Simone Weil

En 1941, SW séjourne avec ses parents à Marseille. Paris occupé, elle les accompagne dans la ville phocéenne en attendant qu’ils puissent embarquer pour New-York et y trouver refuge comme beaucoup de familles juives. Elle est elle-même sans poste d’enseignante. Elle veut aller travailler dans une ferme et partager la vie paysanne. Son ami dominicain le Père Perrin la met en relation avec Gustva Thibon, un vigneron qui habite à dans l’Ardèche méridionale, à Saint-Marcel.

Chaque expérience de la vie de SW est marquée par une ou plusieurs rencontres. Son travail dans les vignes est sous le signe de son amitié avec Thibon. Thibon sera un témoin et il parlera beaucoup de SW après sa mort. Après la guerre, il établira même le premier livre posthume de SW, La pesanteur et la Grâce, car SW, avant son départ pour l’Amérique, lui avait confié des manuscrits. C’est dire l’importance de cette amitié. Mauriac ira jusqu’à dire que Thibon est « l’homme qui nous a donné SW ». Thibon, né en 1903, a six ans de plus que Simone. Il cultive le domaine viticole de Libian, près de Saint-Marcel d’Ardèche, au sud du Vivarais. Il a hérité du domaine de ses père et grand-père et aujourd’hui son fils cadet le cultive encore. Mais Gustave Thibon est également un autodidacte. Ayant rencontré les philosophes Maritain puis Gabriel Marcel, il écrira de nombreux livres où il développera notamment une pensée de l’amour. On parle de lui comme d’un « paysan philosophe ». Sédentaire mais aussi voyageur, il donnera de nombreuses conférences. Il reviendra souvent sur sa rencontre avec SW « qui fut la rencontre de ma vie », dit-il.

Il va la chercher à Avignon le 7 juillet 1941. Simone profite de son passage dans cette ville pour visiter le Palais des Papes, et notamment la chambre papale, dont les fresques florales et animalières l’introduisent au monde champêtre dont elle rêve. La veille de quitter Marseille, elle avait écrit à son ami Antonio Atarès, l’ouvrier espagnol, enfermé dans un camp de réfugié et à qui elle envoyait des lettres et de l’argent :

« Je t’écris un mot en hâte pour te dire que je vais changer d’adresse. Mon adresse sera : Melle Weil, chez monsieur Thibon, Saint Marcel d’Ardèche. C’est un village où je vais travailler dans les champs ».

Puis elle écrit à son ami Gilbert Khan :

« Je suis bien encore à Marseille mais je pars demain pour Saint Marcel d’Ardèche. J’aurais plaisir à vous voir pourvu que vous n’oubliez pas que je suis plus ou moins une fille de ferme ; il faudra vous comporter plus ou moins en fonction de nos rangs sociaux respectifs.  Je m’attends aussi à assister à l’extinction de ma propre intelligence par l’effet de la fatigue. Néanmoins je regarde le travail physique comme une purification, mais une purification de l’ordre de la souffrance et de l’humiliation. On trouve aussi tout au fond des instants de joie profonde, nourricière, sans équivalent ailleurs ».

Thibon se souvient de la première rencontre à Avignon et il écrit :

« Elle est arrivée fagotée comme l’as de pique,  discutant indéfiniment d’une voix monocorde.  ».

Ailleurs, il développe.

« Après un court échange de correspondance, je vis arriver Simone Weil (je lui avais proposé d passer quelques semaines près de moi pour s’initier aux divers travaux agricoles en attendant de pouvoir devenir vraiment fille de ferme chez un gros propriétaire du voisinage. Comment narrer cette première entrevue ? Je ne veux pas parler de son aspect physique (elle n’était pas laide comme on l’a dit, mais prématurément voûtée et vieillie par l’ascétisme et la maladie, et seuls ses yeux admirables surnageaient dans ce naufrage de la beauté), ni de son accoutrement et de son bagage invraisemblables (elle ignorait royalement non seulement les canons de l’élégance mais jusqu’aux usages élémentaires qui permettent de passer inaperçu ; je dirais seulement que ce contact initial suscité en moi des sentiments très différents sans doute de l’antipathie, mais pour le moins aussi pénibles. J’eus l’impression de me trouver en face d’un être radicalement étranger à toutes mes façons de sentir et de penser, à tout ce qui représente pour moi le sens et la saveur de la vie ».                                                                           

Arrivée au mas, SW refuse de dormir dans le lit qu’on lui avait préparé, car elle cherche des conditions de vie plus rudes. Thibon ne cache pas sa surprise lorsqu’il écrit :

« J’ai pensé que j’allais faire une partie de mon purgatoire sur terre. Elle voulait assumer les tâches de domestique de ferme sans bénéficier d’aucun égard, et pendant les trois semaines à Saint Marcel, elle vécut dans une petite ferme à demi-ruinée au bord du Rhône que possédait mes beaux-parents. C’était, disait-elle, sa maison de contes de fées ».

Simone évoque elle aussi cette maison, dans une lettre qu’elle envoie à son ami Antonio :

 « Je vais chercher de l’eau à une source, du bois dans un bois de pins, je mange des légumes fraîchement arrachés de terre et cuits sur un feu de bois ; et je vois continuellement la lumière du soleil éclairer différemment la vallée et les collines ; puis, la nuit, d’immenses étendues de ciel étoilé. On ne peut pas être plus près de la nature et, comme tu dis, elle m’enveloppe de beauté, de lumière et de joie ».

 

Un peu plus tard, elle écrira au même Antonio :

« J’ai été très heureuse, pendant un mois, avec toute une petite maison pour moi, et je serais volontiers restée ainsi plus longtemps. Je serais très heureuse aussi de vivre ainsi pendant quelque temps avec un ami ou une amie ; mais je n’ai jamais eu l’occasion de le faire. Peut-être un jour en aurais-je l’occasion avec toi ? On peut toujours rêver ».

A propos de la même maison, elle écrit, le 15 août 1941 :

« La terre battue n’est peut-être pas exactement de la terre battue mais une sorte d’aggloméré caillouteux. J’ai éliminé les traces de rats. Je mange, ici, des pommes de terre cuites à l’eau sur le feu de bois (indescriptiblement délicieux, et je les réussis fort bien, des oignons, betteraves, tomates, fruits et parfois œufs, le tout donné par les Thibon, qui ont tendance à m’accabler de nourriture, dans la mesure de leurs disponibilités, et au-delà (car on ne nage pas dans l’abondance ici non plus).  Je mange aussi souvent chez eux, où on mange fort bien. Demain je dois y manger de l’ailloli ! ».

On est loin du portrait d’anorexique qu’on fait souvent de SW.  Très vite, entre Thibon et SW l’échange intellectuel prend le pas sur le travail. Thibon écrit :

« Dans les travaux des champs, sa bonne volonté était aussi grande que sa maladresse et je tâchais de la dispenser des lourdes tâches pour converser avec elle et profiter de ses dons pédagogiques. Elle m’aidait à traduire un grec que je maîtrisais mal, et me commentait inlassablement Platon ».

 Simone, de son côté, déplore que ses hôtes ne la fassent pas assez travailler. C’est presque des vacances.

 « Paysage admirable, écrit-elle, air délicieux, repos, loisirs, solitude, légumes et fruits frais, eau de source et feu de bois, rien que des voluptés ».  

Thibon, de son côté observe la jeune femme :

« J’ignorais encore que, si nous n’étions pas guidés par les mêmes astres, nos âmes se rejoignaient dans le même ciel. Ma seule impression positive fut un sentiment de respect inconditionnel pour un être dont, à travers toutes nos divergences intellectuelles et affectives, je devinais obscurément la grandeur unique. Ce sentiment de vénération s’accrut encore quand, après l’avoir quitté quelques instants pour recevoir un visiteur, je la retrouvais devant la maison, assise sur un tronc et noyée dans la contemplation de la vallée du Rhône. Je vis alors son regard émerger peu à peu de la vision pour revenir à la vue ; l’intensité, la pureté de ce regard étaient telles qu’on sentait qu’elle contemplait des abîmes intérieurs en même temps que le splendide horizon qui s’ouvrait à ses pieds et que la beauté de son âme correspondait à la tendre majesté du paysage. »

En septembre, SW se fait embauchée comme vendangeuse dans une propriété voisine. Là, elle sera à la peine. Elle écrit :

 « En tout cas,  si je ne suis pas trop inférieure aux autres, ce n’est qu’au prix d’un grand effort. La fatigue m’écrase parfois mais j’y trouve une espèce de purification. Tout au fond de l’épuisement, je rencontre des joies que rien d’autre ne pourrait me procurer, et qui m’empêche de regretter la diminution inévitable de l’acuité intellectuelle ».

Et Simone va même jusqu’à dire confesser  à Thibon :

 « Un jour je me demandai si je n’étais pas morte et tombée en enfer sans m’en apercevoir, et si l’enfer ne consistait pas à vendanger éternellement ».

Le 18 octobre 1941, alors qu’elle est plongée dans la vendange, elle trouve la concentration intellectuelle et le cran pour écrire à Xavier Vallat, commissaire aux questions juives, une lettre ironique et pour le moins dangereuse pour elle, faisant référence à une directive qui aurait voulu que les juifs soient employés à des tâches laborieuses :

« Je suis en ce moment vendangeuse ; j’ai coupé les raisins huit heures par jour, tous les jours, pendant quatre semaines, au service d’un viticulteur du Gard. Mon patron me fait l’honneur de ma dire que je tiens ma place. Il m’a même fait le plus grand éloge qu’un agriculteur puisse faire à une jeune fille venue de la ville en me disant que je pourrais épouser un paysan. Il ignore, il est vrai que j’ai, du seul fait de mon nom, une tare originelle qu’il serait inhumain de ma part de transmettre à des enfants. Je regarde le statut des juifs comme étant, d’une manière générale, injuste et absurde. Mais, en mon cas, je tiens à vous exprimer la reconnaissance sincère que j’éprouve envers le gouvernement de m’avoir ôtée de la catégorie sociale des intellectuels , et m’avoir donné la terre, et avec elle toute la nature. Car seuls possèdent la nature et la terre ceux à qui elles sont entrées dans le corps par la souffrance quotidienne des membres rompus de fatigue ».

C’est plus tard, après la mort de la jeune femme, que Thibon se souviendra souvent d’elle et cherchera encore à cerner le mystère de son être.

« Il faudrait encore parler d’une certaine aura d’étrangeté et de malheur qui émanait d’elle….Son élévation même apparaissait comme un défi à la médiocrité…Ainsi s’explique le côté blessant de sa sainteté et de son rayonnement…Elle est restée toute sa vie l’enfant inflexible qui s’asseyait dans la neige et refusait d’avancer parce que ses parents avaient confié à son frère les bagages les plus lourds ».

 

 

II - Le déracinement paysan

C’est certain qu’il y a chez SW une certaine nostalgie d’une paysannerie intemporelle et sans doute idéalisée. Il n’empêche qu’elle a très bien compris que le monde paysan était en profonde mutation, et risquait même de disparaître. Elle l’a compris dans ses textes de 1942, c’est-à-dire bien qu’on en voit aujourd’hui les effets catastrophiques. C’est ce qu’elle appelle « le déracinement paysan ». Suite aux mutations que l’industrialisation introduit dans les sociétés occidentales, il y a ceux qui ont quitté la terre et nourri l’exode rural, et il y a ceux qui sont restés. Eh bien, ceux qui sont restés ont été autant déracinés que ceux qui sont partis : ils ont été déracinés sur place. Si bien qu’on ne la pas vu, et qu’ils ne l’ont pas vu eux-mêmes. C’est l’effet des sociétés industrielles dans les campagnes.

Alors, certes, cela ne s’est pas fait si vite et, au début des années 40, SW concède, à propos du déracinement, que « la maladie est soit moins avancée » dans les campagnes. Il faut dire que dans ces années-là le gouvernement du maréchal Pétain semble redonner une vitalité au monde paysan, mais SW voit que ce n’est là qu’un fait conjoncturel, lié à la guerre, car, « on pense beaucoup plus (aux paysans) quand on a faim », dit-elle. Mais les causes structurelles du déclin paysan demeurent et elle cherche à les comprendre.

SW n’est pas de ces esprits qui ramènent tout à l’économie. Elle pense qu’il y a des causes culturelles. La paysannerie, en effet, avait su produire une culture qui lui était propre, ce que justement le monde ouvrier n’a jamais réussi à faire. Il y a eu, peut-être au dix huitième ou au dix neuvième siècle, un âge d’or de la paysannerie, et SW dit, des paysans, « ils avaient auparavant tout ce dont un être humain a besoin comme art et comme pensée, sous une forme qui leur était propre, et de la meilleure qualité ». Or l’événement historique, c’est que ce n’est pas cette culture paysanne qui est médiatisée par les nouveaux moyens de diffusion culturelle, mais c’est la culture urbaine. SW évoque « l’installation dans les villages de TSF, de cinémas et la circulation de journaux tels que Confidences et Marie-Claire, auprès desquels la cocaïne est un produit sans danger ». La presse et les moyens de télécommunication, en effet, ont promu une culture au détriment d’une autre. La télévision va être un instrument encore bien plus puissant et l’arrivée du téléviseur dans les campagnes va précipiter les évolutions dont SW a vu les prémisses. La médiatisation de la culture des villes va dévaloriser la culture paysanne et en faire un folklore, une culture folk, c’est-à-dire quelque chose dont on programme la disparition. Par exemple, à la télévision, l’ambiance boîte de nuit remplace le bal, et tous les modèles donnés, modèle de langage, d’habillement, de mode et surtout modèle de valeur sont des modèles empruntés à la vie urbaine. Ces moyens de télécommunication et de diffusion culturelle sont si puissants qu’ils produisent une attraction, une ivresse et une accoutumance qui ont, effectivement, des effets stupéfiants : une dissociation s’opère entre ce que le paysan vit, son activité, son milieu naturel, d’un côté, et, de l’autre côté, ce qu’il a dans la tête, et ce qu’on lui y a mis, par bourrage de crâne. Et c’est précisément cela, le déracinement paysan : un déracinement sur place.

A partir de là, va se produire dans les campagnes un conflit de générations, que nous connaissons bien, et qui va rompre la continuité des familles et de la tradition. Les enfants vont vouloir rompre profondément avec le mode de vie de leurs parents. Ceci peut se traduire par le départ vers les villes de ceux qui deviennent ouvriers ou petits fonctionnaires, migration qui nourrit ce que SW appelle « l’afflux de paysans en état de rupture avec leur vie passée » dans les villes où cette population devient une sous-population, un prolétariat. Mais ceux qui restent à la ferme rompent aussi, bien qu’avec un peu de retard, en voulant habiter dans d’autres maisons, cultiver autrement, profiter de la vie autrement que leurs parents. Or, pour SW, « la destruction du passé est peut-être le plus grand crime ». Il est toujours suspect d’interrompre le mouvement de la transmission et cela annonce sans doute de futurs dangers. Ces dangers, nous les comprenons sans difficulté aujourd’hui, puisque cette rupture de générations s’est traduite par une rupture du travail paysan avec son milieu naturel à l’écoute de quoi la paysannerie traditionnelle était à l’écoute.

Mais les conséquences dangereuses de cette rupture ne concernent pas seulement la paysannerie. Tout le pays les subit. « Le déracinement paysan, écrit SW, a été, au cours des dernières années, un danger aussi mortel pour le pays que le déracinement ouvrier ». Elle veut dire par là que toute la population qui n’est plus employée sur les terres, alors qu’il y aurait toujours quelque chose à y faire, se retrouvent en ville et exposée aux crises économiques ainsi qu’au chômage de masse qui en résulte. Aujourd’hui, nous pourrions ajouter que les variations dans la qualité de l’alimentation est encore plus sensible dans les villes que dans les campagnes. Par ailleurs, SW voit bien que les mutations agricoles sont « exportées » : « la maladie, écrit-elle, a gagné même l’Afrique noire, qui pourtant était sans doute, depuis des milliers d’années, un continent fait de villages ». On sait aujourd’hui que l’agriculture intensive inventée en Europe ruine l’agriculture vivrière de tous les continents au profit d’une agriculture d’exportation qui appauvrit considérablement le monde paysan et peut même y produire de la famine, comme on le voit en Amazonie.   

Mais il est tellement aisé de développer les conséquences ; revenons plutôt aux causes. L’une des causes les plus profondes de la rupture entre la paysannerie traditionnelle et l’agriculture actuelle est le sentiment de honte. SW, en effet, a bien souligné « le complexe d’infériorité dans les campagnes », qui a été accru par le déracinement culturel : lorsque le paysan commence à se voir avec les yeux de l’homme des villes, lorsqu’il ne vit plus en harmonie avec sa propre culture mais se juge en fonction d’une culture qui n’est pas la sienne, il en vient à se mépriser, c’est-à-dire à intérioriser le jugement négatif qu’on porte sur lui. « Il faut qu’un complexe d’infériorité soit très fort, dit SW, pour ne pas être effacé par l’argent ». Puisqu’en effet, même riche, le paysan a honte devant un fonctionnaire. C’est à travers cette honte que le fils va regarder son père. Il va vouloir vivre et travailler autrement pour échapper à cette humiliation. Ainsi, il va arriver une génération où les paysans ne voudront entendre dire qu’ils sont une condition, mais ils font vouloir que leur activité devienne un métier, un métier comme un autre, avec des vacances parfois, avec une retraite à partir d’un certain âge, avec des loisirs, etc. L’un des moteurs de la transformation de la vie paysanne a sans doute été cette haine de soi que les paysans ont intériorisée avec la domination culturelle venue des nouveaux moyens de diffusion de la culture.

Mais il faut voir en même temps qu’il y a dans le travail de la terre quelque chose qui résiste à sa transformation en une profession ordinaire, sur le modèle d’un emploi salarié. On sait  combien aujourd’hui la question des vacances et celle de la retraite fait encore problème dans le monde agricole. Le point commun, pour SW, entre le colonialisme et le déracinement, c’est la soumission des dominés à la culture des dominants : le déracinement est une colonisation intérieure. Or, dès lors qu’une population est dominée, elle tend  à transformer la haine de soi en haine de l’autre, et à chercher vengeance. La décolonisation le montre. Mais comment ne pas voir aussi ce processus dans la manière, sans doute très inconsciente, dont la paysannerie cherche à tirer vengeance du mépris dont elle a été l’objet. Si l’on accuse aujourd’hui les agriculteurs de ruiner les ressources naturelles de la terre, de polluer le sol et l’eau, de ne pas assez prendre soin de la nature, n’est-ce pas qu’il y a là derrière un obscur désir de vengeance contre ceux qui les ont tant méprisés ? Humilier un peuple ou une classe sociale, n’est-ce pas le meilleur moyen de susciter en elle une action négative ? Chaque fois qu’on voit un hangar agricole défigurer le paysage, une odeur d’ensilage empuantir alentour, une rivière polluée par les nitrates, demandons-nous si ce n’est pas le fruit du mépris dans lequel nous avons trop souvent tenu le monde paysan.

 

III- L’industrialisation de l’agriculture

SW n’a pas pensé l’industrialisation de l’agriculture car le machinisme n’a profondément changé le travail agricole qu’après la deuxième guerre mondiale et c’est encore plus récemment que l’agriculture chimique et le travail sur la génétique des plantes se sont imposés. Néanmoins, SW a pensé en profondeur l’industrialisation de la manufacture et ce qu’elle en dit vaut aussi pour l’industrialisation plus tardive de l’agriculture. Dans son texte de 1934 intitulé Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, on peut lire : « Si l’on ajoute que le régime économique (elle parle du capitalisme) a épuisé sa capacité de construction et commence à ne pouvoir fonctionner qu’en sapant peu à peu ses bases matérielles, on apercevra dans toute sa simplicité l’essence véritable de la misère sans fond qui constitue le lot des générations des générations présentes. En apparence, presque tout de nos jours s’accomplit méthodiquement ; la science est reine, le machinisme envahit peu à peu tout le domaine du travail, les statistiques prennent une importance croissante et, sur un sixième du globe, le pouvoir central tente de régler l’ensemble de la vie sociale d’après des plans ». Une telle phrase ouvre un grand nombre de pistes.

Prenons d’abord ce qu’elle dit du machinisme. SW a constaté, lors de son travail en usine, que là où il y a des machines, le travail humain n’est plus commandé par l’ouvrier mais par la machine elle-même. La mécanisation du travail agricole dépossède le paysan de ses gestes et de son art. Par exemple, on peut dire que si la campagne a longtemps été façonnée par le geste paysan et par le pas des troupeaux, aujourd’hui elle est façonnée par le tracteur. Les vieux chemins empierrés ont été délaissés ou élargis ou détruit au profit de chemins d’un autre type. Tout ce qui fait obstacle aux tracteurs et aux moissonneuses, arbres, haies, etc. a été rasé. Surtout les propriétés ont été remembrées. Tout cela pour s’adapter aux contraintes de la machine. Mais la mécanisation de l’agriculture va beaucoup plus loin. Dans son analyse du travail ouvrier, SW a bien vu que l’homme « devient un supplément à la machine, un peu moins qu’une chose », dit-elle. Eh bien, on peut dire encore davantage  que lorsque par exemple on branche une machine à traire aux mamelles d’une vache, la vache n’est plus un animal mais qu’elle devient elle-même une machine à lait, c’est-à-dire un peu moins qu’une chose. Quoi d’étonnant alors que l’on remplace la poule par des machines à couver. La mécanisation de l’agriculture consiste à abolir la différence entre l’animal et la machine et à réaliser concrètement ce qu’avait décrété le philosophe Descartes, à l’orée de la culture technico-scientifique qui est la nôtre, à savoir que l’animal est une machine. On peut même aller plus loin et dire que la terre n’est alors rien d’autre qu’une machine à produire de la sève et qu’on peut lui substituer des dispositifs mêlant eau et substances nourricières comme on le fait dans la culture hors sol. SW a bien vu que la machine transforme tout en machine autour d’elle : « Dans le domaine du travail, écrit-elle, les choses qui assument les fonctions essentielles sont les machines ». Il en résulte que dans l’agriculture mécanisée, la campagne n’est ni de la nature, ni de la vie, ni du paysage : elle est une machinerie au service de la production. On franchit alors un seuil : ce n’est plus de la culture, c’est de l’exploitation ; on laisse l’agriculture, on passe à l’exploitation agricole.

Mais SW nous aide aussi à comprendre qu’au-delà de la mécanisation, on assiste à une véritable industrialisation de l’agriculture dans laquelle l’exploitation agricole est une pièce de l’industrie agro-alimentaire. Car elle a réfléchi, il est vrai dans la voie ouverte par le génie de Marx, sur ce qu’est l’industrialisation. C’est la dissociation de trois fonctions qui normalement sont intégrées les unes aux autres dans un travail humain digne : ces trois fonctions sont la propriété, l’organisation et l’exécution. Prenons par exemple un paysan traditionnel : il est propriétaire de sa terre, il organise son travail et il l’exécute, c’est-à-dire qu’il est à la fois propriétaire, patron et ouvrier. Dans l’industrie de fabrication, la dissociation ou désintégration est précoce. Le capitaliste est propriétaire en raison d’une logique économique, laquelle rend aujourd’hui la structure de la propriété des moyens de production toujours plus complexe par tout un système d’actionariat. Les ingénieurs deviennent organisateurs du travail, en fonction de leur compétence techno-scientifique. Les ouvriers sont de simples exécutants, dépossédés de toute part sur le capital et de toute participation à la conception et à l’organisation, pure force de production, prolétariat. Qu’en est-il dans le domaine agricole ? La propriété du paysan sur sa terre a été remise en cause de deux manières, qui toutes deux ont sans doute des origines lointaines : d’abord des systèmes latifondiaires, qui remontent à Rome, et qui dissocient le propriétaire foncier de l’exploitant agricole, ensuite des systèmes de propriété collective des terres. SW défend la propriété familiale de la terre, dominant en France, et l’exprime de la sorte : « le besoin d’enracinement, chez les paysans, a d’abord la forme de la soif de la propriété. C’est vraiment une soif chez eux, et une soif saine et naturelle ». Remarquons seulement que l’endettement des agriculteurs aujourd’hui, à cause du niveau des investissements demandés fait d’eux des propriétaires conditionnels, sous le joug des puissances financières.

 Mais ce qui dans l’agriculture est le plus frappant, c’est la dissociation entre l’organisation et l’exécution. Même propriétaire, l’agriculteur inscrit son activité dans des cadres conçus par les ingénieurs et promus par les Chambres d’agriculture. SW a fort bien éclairé cette tendance à la planification générale des activités. Elle écrit, par exemple, « là où la fonction de coordonner et de diriger est trop lourde pour l’intelligence et les pensées d’un seul homme, elle est confiée à une machine étrange, dont les pièces sont des hommes, où les engrenages sont constitués par des règlements, des rapports et des statistiques, et qui se nomme organisation bureaucratique ». Que l’agriculture puisse tomber sous la coupe d’une bureaucratie suppose la coordination de plusieurs sciences. L’agronomie apporte un point de vue technicien sur l’agriculture, dans le cadre d’une démarche scientifique assez étrangère à la pratique empirique du paysan, mais on doit y adjoindre une quantification des productions, un comptage qui permette de construire des statistiques. Et c’est en fonction de cette double approche, technicienne et statistique, que s’organisent des circuits de décision qui peuvent ouvrir sur des préconisations ou des interdictions. SW pensait sans doute aux planifications des régimes communistes mais, aujourd’hui, on voit bien que l’Europe procède de manière comparable par le biais de la Pac. La limite de ce processus, qui n’a pas encore été atteinte, ce serait de laisser l’agriculteur propriétaire, ou souvent copropriétaire désormais, de son domaine mais d’en faire un simple exécutant de directives construites scientifiquement et décidées politiquement bien loin des fermes.

C’est ce qui amène SW à marquer la différence entre l’esprit méthodique et la rationalité planificatrice. Tout bon travail exige certes qu’on le fasse avec méthode et le travail paysan traditionnel ne manque sans doute pas de méthode. La méthode est même beaucoup plus puisqu’elle permet de bien penser et même, dans la mystique, de bien orienter son âme vers Dieu. Seulement, la méthode est également devenue, dans l’organisation du travail industriel, une source de servitude et de déshumanisation du travail. Non la méthode en tant que telle peut-être, mais la rationalité qui en dérive. Du point de vue non pas de l’ouvrier mais de l’ingénieur, de celui qu’on appellerait aujourd’hui le technocrate, le travail industriel est effectivement l’aboutissement du rationalisme cartésien. Ce que Simone Weil a observé dans le travail ouvrier, à savoir les contraintes du machinisme, s’est désormais étendu, hors de l’usine, à toute la société, et aussi à l’agriculture. Le machinisme, c’est la méthode mise dans les machines. Il en résulte la question que Simone Weil formule de la manière suivante : «Comment l’homme devient-il esclave de sa propre méthode ? »39. Cela n’est  possible qu’après que le réel ait été entièrement quantifié, car on ne peut calculer que des quantités.  Simone Weil écrit : « Le piège des pièges, c’est la quantité ». Nos sociétés n’ont valorisé que les sciences susceptibles de quantifier le réel : l’algèbre, l’économie, la statistique, etc. Parce que ces sciences sont des instruments à préparer le calcul du réel et à le soumettre ainsi à une approche méthodique d’où la pensée est absente. La logique financière qui est aujourd’hui l’approche la plus fréquente dans les questions politiques ne signifie pas une volonté d’économie : elle est simplement une manière de rendre quantifiable une activité donnée. L’argent est un instrument de mesure. Il permet de compter plutôt que de penser. Il en va de même pour ce qu’on appelle aujourd’hui, en politique, la culture du résultat : le résultat est entendu comme quelque chose qui se mesure, et il suppose donc une quantification préalable de l’activité.  Sur son cahier, Simone Weil griffonne : «Notre civilisation repose sur la quantité ». La quantification est exigée par la méthode entendue comme calcul mécanique. Il en résulte, comme l’a vu SW, un traitement bureaucratique de toutes les questions liées à la production agricoles, c’est-à-dire un traitement à partir de dossiers constitués par des statistiques, des raisonnements économiques et financiers. Le regard que les décideurs portent sur le monde agricole et qui fait que souvent ils ne pensent pas comme le paysan mais plutôt comme l’ingénieur est un regard  à partir de données chiffrées, un regard éclairé par les sciences que nous venons de dire et qui ne retiennent qu’une part de la réalité agricole. Mais qu’est-ce qu’un tel regard peut impulser comme transformation ? SW apporte une réponse transposable au monde agricole. Elle écrit : « En ce qui concerne ce qu’on peut nommer la rationalisation du travail dans l’espace, les facteurs d’économie sont la concentration, la division et la coordination des travaux ». N’est-ce pas ces mêmes principes qui expliquent les transformations de l’agriculture mondiale ? Concentration d’une production sur les mêmes terres ; division des productions selon les régions et les pays ; coordination de l’agriculture européenne par la Pac.

L’industrialisation donne une importance nouvelle à l’argent. L’argent n’est pas seulement, comme nous venons de le dire, un moyen de quantifier : il est aussi une mise sous dépendance. Ce que SW dit du déracinement ouvrier vaut aussi aujourd’hui pour le déracinement paysan, et en particulier ce qui concerne la soumission à l’argent. Ce qui soumet la plupart des hommes à l’argent, c’est le salariat, c’est-à-dire le fait que les hommes ne peuvent plus subvenir à leurs besoins autrement que par l’argent, ce qui les oblige à vendre le temps de leur vie. Par rapport à cela le paysan jouit traditionnellement d’une liberté puisqu’il a moins besoin d’argent, produisant lui-même ses moyens de subsistance. Cependant, c’est une autre manière d’être soumis à l’argent  lorsque l’activité que l’on pratique obéit à une logique financière, qui est la logique du marché. Or une exploitation aujourd’hui ne vise pas du tout à l’autosubsistance de la famille : elle est entièrement tournée vers la commercialisation des produits et subit les contraintes du marché. L’exploitation agricole est une entreprise. Et c’est de cela que le paysan est déraciné sur place car, écrit SW, « même sans conquête militaire, le pouvoir de l’argent et la domination économique peuvent imposer une influence étrangère au point de provoquer la maladie du déracinement ». Les contraintes de rendement et d’amortissement du matériel sont telles que le paysan ne jouit plus de l’indépendance qu’il avait pensé garder par rapport au salarié. SW dégage le principe que « au lieu d’être harcelé par la nature, l’homme est désormais harcelé par l’homme », et ce principe s’applique bien au paysan puisque les techniques nouvelles rendent son travail moins pénible et moins aléatoire mais cette victoire sur la nature se paie d’une dépendance accrue à l’égard des autres hommes, dépendances qui prend la forme de contraintes économiques et financières.

 

IV- Vers une nouvelle paysannerie

SW n’en reste pas à une description de la situation : elle cherche des solutions. Elle les cherche d’abord dans l’éducation. L’éducation dispensée par l’école peut être, pour SW, une cause de déracinement, comme je l’ai évoqué dans une précédente conférence, si elle disqualifie le milieu naturel et humain de l’enfant au nom d’une culture humanisme et livresque qui lui serait supérieure. L’instruction publique serait alors l’imposition d’une culture à prétention universelle qui serait sans rapport avec le mode de vie des élèves. Aussi, SW pense qu’une réforme de l’éducation est nécessaire. « Il faudrait, dit-elle, donner une très large part, dans l’enseignement qu’on leur fournit, au folklore de tous les pays, présenté non comme un objet de curiosité, mais comme une grande chose ». Il faudrait en somme revaloriser la culture de la ruralité, qui est un fond très présent dans la grande culture, pour ceux qui vivent à la campagne et qui ont besoin d’une culture en accord avec leur milieu et leur mode de vie.

Mais SW en appelle même à une certaine révolution épistémologique. On a vu le rôle que jouent les sciences dans le déracinement paysan. Elle pense qu’il pourrait y avoir une autre science, ou une autre manière de présenter la science aux populations rurales. « Pour les ouvriers, écrit-elle, il est naturel que tout soit dominé par la mécanique. Pour les paysan, tout devrait avoir pour centre le merveilleux circuit par lequel l’énergie solaire, descendue dans les plantes, fixée par la chlorophylle, concentrée dans les graines et les fruits, entre dans l’homme qui mange et boit, passe dans ses muscles et se dépensent pour l’aménagement de la terre. Tout ce qui se rapporte à la science peut être disposé autour de ce circuit, car la notion d’énergie est au centre de tout ». Un tel passage, sur lequel nous allons nous attardé, montre qu’il y a incontestablement dans la pensée de SW une dimension écologique. Mais en quoi consiste-t-elle ?

D’abord, l’écologie ne lui semble pas une science distincte, mais une autre manière de présenter les sciences. Les sciences mécanistes expliquent les phénomènes par leurs causes, mais comme de purs faits qu’on constate de manière neutre. Or la science qui convient au monde paysan, d’après SW, est plus proche de la science grecque, elle réintroduit une dimension cosmologique. Ce qui caractérise la cosmologie des anciens, c’est qu’elle tente d’expliquer le monde dans sa globalité et mêle à l’explication un sentiment qui est de l’ordre de l’admiration : connaître le monde, c’est en découvrir et en révéler la beauté. Or, la science globale de la circulation de l’énergie dans les êtres vivants dont elle nous parle, est bien une approche holistique qui révèle en même temps la perfection de la nature. C’est une approche écologique, bien avant que cette science ne devienne une idéologie clairement identifiable. Mais SW retrouve de la sorte l’une des sources de l’écologie, à savoir la théologie naturelle du dix-huitième, telle qu’on la trouve notamment chez Pluche, parce que la théologie naturelle et la pensée de SW ont une commune source : Platon et sa cosmologie.

L’essentiel aussi bien dans la cosmologie platonicienne, c’est que la nature terrestre et l’univers céleste sont un spectacle en tout point admirable, ils représentent une sorte de perfection. C’est pourquoi, pour SW, l’éducation paysanne doit non seulement apprendre à observer et à connaître, mais aussi apprendre à aimer, à admirer la nature. « D’une manière générale, écrit-elle, toute instruction dans les villages devrait avoir pour objet essentiel d’augmenter la sensibilité à la beauté du monde, à la beauté de la nature ». Elle constate, comme tout le monde, que les citadins sont souvent plus sensibles à la beauté des paysages que les paysans eux-mêmes. Mais ceux-là le seraient aussi s’ils avaient moins de soucis et de contraintes. En tous cas, il faut introduire dans la vie des enfants de la campagne une dimension contemplative. Les instituteurs savant bien que, parfois, les enfants qui vivent dans des fermes sont têtus, mais ce n’est pas qu’ils refusent qu’on les instruise : ils refusent qu’on les humilie, en les renvoyant à une culture et à des savoirs qui ne prennent pas en compte l’appréhension du monde qui fait le fond de la culture paysanne, ils refusent qu’on les humilie à travers leurs parents, mais ils ne refusent pas qu’on les instruise. Et ils doivent, peut-être plus que les autres, être ouverts à la beauté de la nature, car cela revient à magnifier le travail de leurs parents, peut-être bientôt le leur, au sein de cette nature. L’un des remèdes au déracinement paysan, c’est de persuader le monde paysan que son travail dans la nature et sur le paysage doit se faire dans le respect de la beauté naturelle, et avec la mission qui leur est donné de révéler cette beauté.   

Le paysan peut révéler la beauté du monde parce qu’il est l’un de ceux qui ont une vraie relation, une relation concrète à cette beauté. Il n’est certes pas le seul. Le savant est souvent étonné par la beauté de l’univers. Mais, surtout dans la physique théorique dans les laboratoires d’aujourd’hui, il met à distance et neutralise cet étonnement. L’artiste est lui aussi, par son geste même, dans la beauté des choses. Mais l’artiste n’est-il pas, comme on le voit par exemple, dans le land art, si l’on songe à une démarche comme celle  de Andy Goldsworthy, celui qui va au bout de ce qui est déjà virtuellement dessiné dans le travail paysan ? On pourrait aussi le dire du travail de Jérôme Leyre dont j’ai parlé il y a quelque temps ici même. « Le travail physique, écrit SW, constitue un contact spécifique avec la beauté du monde, et même, dans les meilleurs moments, un contact d’une plénitude telle que nul équivalent ne peut s’en trouver ailleurs (…). Celui qui a les membres rompus par l’effort d’une journée de travail, c’est-à-dire d’une journée où il a été soumis à la matière, porte dans sa chair comme une épine la réalité de l’univers ».

Parce qu’il est une prise en charge du travail de la nature, le travail paysan comporte déjà une dimension artiste : le vrai geste paysan est celui qui, tout en répondant à une exigence d’utilité, satisfait aussi ce besoin de beauté qui est en nous. C’est ce lien entre l’utile et le beau qui est en crise dans l’agriculture industrielle : celle-ci vise à satisfaire plus efficacement à la nécessité, mais au détriment de la beauté. L’efficacité, c’est du quantitatif ; la beauté, c’est du qualitatif. La pensée qui calcule, c’est-à-dire l’économie, ne peut prendre en compte la beauté, car elle ne se laisse pas quantifier. Il n’empêche que cette beauté, si irréductible qu’elle soit aux catégories des sciences qui organisent, répond à un très profond besoin des yeux, du cœur et de l’âme. C’est pourquoi l’économie est une science incomplète, qui laisse de côté des aspects essentiels du réel et de la vie des gens. Même l’écologie est une science de la mesure, une pensée calculatrice. Pour rendre valeur et dignité au travail paysan, ce n’est pas une approche plus écologique dans le traitement des dossiers : c’est inculquer une sensibilité plus artistique à ceux qui travaillent. Il faut faire du paysan une sorte d’artiste, ou de pré-artiste.

Cette expérience de la beauté dans le travail et par le travail, engage aussi bien le corps que l’âme. « La beauté du monde, dit SW, n’est pas un attribut de la matière en elle-même. C’est un rapport du monde à notre sensibilité qui tient à la structure de notre corps et de notre âme ». L’âme recherche par le travail quelque chose qui la satisfasse : de la beauté, mais aussi de la justice, dans le cas où le travail est un engagement bénévole au service d’une association (celle qui nous reçoit ce soir par exemple), mais encore de la vérité, comme dans le cas du travail intellectuel que nous sommes en train de pratiquer. Ce que travail procure à l’âme est inquantifiable. Mais qu’est-ce que le travail apporte au corps ? Pas du plaisir évidemment, sinon ce ne serait pas du travail, mais de la fatigue et de la peine. Mais qu’est-ce que la fatigue peut bien apporter au corps ? En quel sens peut-elle avoir une valeur spirituelle ? La fatigue est le renoncement au bien-être, à la vie pour soi. Elle est le sacrifice de sa force vitale dans un service que l’on va rendre aux autres. Dans Les Misérables, Victor Hugo rapporte une expression qui avait cours au bagne : chaque jour, le travailleur forcé « va à la fatigue ». Il n’en reçoit rien en échange. Mais la fatigue est en elle-même une récompense dans la mesure où elle permet de se vider de son propre moi et de faire don de sa force vitale à un processus de production. « La travail physique est une mort quotidienne », écrit SW,  en ce sens que la mort est un renoncement total. SW estime que nous ne sommes vraiment riches que de nos renoncements. Elle voit la condition paysanne comme une condition plus ou moins pauvre, un mode de vie dans lequel on a renoncé aux jouissances superflues : celle de l’abondance des biens qui caractérise la vie en ville, celle de la recherche du bien-être pour soi, de l’excessif soin du corps qui caractérise aussi la mentalité urbaine. La vie paysanne est une vie rude, au contact des choses et des saisons, qui exige qu’on ne pense pas trop à soi. Le paysan est un homme au service d’une tâche plus importante que lui, et en même temps très répétitive et modeste, une tâche commandée par la nature et qui ne lui laisse pas le loisir de s’occuper de lui. Le corps paysan est un corps qui va à la fatigue, qui est fait pour la fatigue, et qui trouve dans cet épuisement la satisfaction étrange de s’être oublié soi-même, d’avoir coïncidé tout un jour, et chaque jour, à ce que la campagne exigeait de lui. Cette satisfaction profonde, qui n’est pas un plaisir, est d’ordre spirituel dans le sens où la spiritualité, c’est principalement le dépassement de soi.

 L’âge d’or de la paysannerie, selon SW, s’est produit dans la campagne chrétienne. La christianisation profonde des campagnes a été une belle réussite pour l’Eglise, mais aussi une belle réussite pour la paysannerie car celle-ci a pu faire reconnaître, aux yeux de tous, la dignité de son travail par le sens spirituel  qui le transfigurait, comme on le voit par exemple chez un peintre comme Millet. Cette christianisation pénétrait non seulement les cœurs, les comportements, mais aussi l’organisation du temps, avec des fêtes chrétiennes qui correspondaient aux moments clés de la vie des saisons et retrouvaient le calendrier des fêtes païenne ; cette christianisation organisait aussi l’espace et se trouvait rappeler en tous lieux par exemple par la présence de ces croix de Pierre qui parsèment et structurent notre campagne, la plus ancienne se trouvant, dans notre département, à Cleyssac. Le problème, pour SW, c’est de savoir si la déchristianisation ne va pas enlever toute dignité spirituelle au travail paysan. Elle suggère que cette déchristianisation est une condition aggravante dans le passage vers une agriculture intensive car, outre les mécanismes économiques dont on a parlé tout à l’heure et qui ont sans doute joué le premier rôle, on peut penser que l’affaiblissement de la culture paysanne traditionnelle, qui s’était intimement lié au christianisme, avait affaiblit les structures mentales de la paysannerie et la rendait plus vulnérable à la culture de la quantité. SW note que « l’ennui est la lèpre morale qui ronge les campagnes de notre époque ». Elle veut dire que les campagnes ont cessé d’être des lieux de civilisation où l’homme se sent en harmonie avec le monde et il trouve du sens à vivre. Les campagnes sont devenues une périphérie de la ville où l’on s’ennuie parce qu’il ne s’y passe rien, comme on dit. La question est alors de savoir comment on peut respiritualiser le travail paysan  pour le sortir de cette dégradation où le met l’industrialisation de l’agriculture ? SW aborde cette question dans un court texte de la fin de sa vie qui s’intitule : Le christianisme et la vie des champs. Je n’en tirerai qu’une formule, qui est la suivante : « Il s’agir de transformer  la vie quotidienne elle-même en une métaphore à signification divine ». Cette phrase signifie qu’il est possible de redonner un vrai sens à la vie paysanne, et plus généralement à la vie à la campagne. Ce sens est une manière de vivre chaque journée, c’est une sorte de sagesse au quotidien. La vie quotidienne doit faire du travail et de toutes les autres activités la production d’un sens qui puisse inscrire notre petite vie dans une vie plus large et nous tourner vers la beauté du monde. Pour y parvenir, il faut que toutes nos activités, manger, marcher, s’endormir et surtout travailler, deviennent une métaphore qui nous renvoie au sens globale de l’univers. La pratique de la métaphore, c’est la poésie. Même dans la déchristianisation de la campagne, la poésie est encore possible. Chaque jour à la campagne doit être un poème. Le travail paysan doit se concevoir comme la participation à ce poème du monde des champs. Le grand poète romain Virgile a montré qu’il est possible de faire coïncider la grande poésie avec les travaux des champs. De Virgile, toute une tradition s’en suit qui est passé par le christianisme mais qui peut exister au-delà du christianisme pour peu qu’on cherche, même su ce n’est pas toujours facile, une coïncidence entre la vie paysanne et la vie poétique.   

 

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Pour conclure, que nous importe que SW ait voulu devenir fille de ferme, et toutes les anecdotes qui gravitent autour de ça ? Elle voulait que la personne s’efface et elle n’aurait pas aimé qu’on s’intéresse de près à sa vie. En revanche, il se trouve que cette jeune femme a vécu ce miracle d’être traversée par une grande pensée. La pensée, c’est çà le miracle dans nos petites vies qui s’en trouvent illuminées et recevoir leur valeur. Il se trouve également que cette pensée variée et multiforme éclaire aussi ce qu’est qu’il en est aujourd’hui de la condition paysanne. Elle nous aide à comprendre que la vie paysanne, et plus généralement la vie à la campagne, a une spécificité qu’il faut reconnaître sans la mépriser. Ce mode de vie a été altéré par des mécanismes, que SW nous a aidé à comprendre, et qui ont transformé, en moins d’un siècle, le travail paysan en industrie agricole, avec toutes les conséquences négatives qui en résultent. Dans l’histoire des hommes rien n’est jamais joué d’avance. Si nous voulons, sans passéisme, sans manichéisme, sans refuser les bénéfices de la modernité, retrouver de la vie paysanne, SW nous indique, à mon avis à juste titre, qu’il faut apprendre aux paysans à retrouver le sens poétique de leur travail et à être fiers de collaborer à la beauté du monde.

 

 

Publié dans Simone Weil

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