Simone Weil à Saint-Etienne
Simone Weil et la ville industrielle :
sa présence à Saint-Etienne
Conférence donnée à Saint-Etienne le
Le passage de SW à Saint-Etienne, entre sa vingt deux et sa vingt cinquième années, vient porter un certain éclairage sur l’histoire et l’identité de notre ville industrielle. A Saint-Etienne, et plus particulièrement dans la quartier, tout proche d’ici, de la Bourse du travail, SW est venue vivre son engagement syndical, poursuivre son œuvre d’éducation des classes laborieuses, chercher à se rendre solidaire de la vie populaire, forger sa pensée. Et à cette occasion, sur ce petit morceau de vie d’une jeune femme qui n’a pas vécu longtemps, s’écrit une page intéressante de l’histoire stéphanoise.
1 - Simone Weil et l’éducation populaire
Qu’est-ce qui a conduit SW à venir à Saint-Etienne ? Dès ses études, elle portait un vif intérêt à la vie des ouvriers et aux syndicats. Cet intérêt était nourri par l’idée qu’elle avait, déjà lorsqu’elle était élève en classe préparatoire au lycée Henry-IV, d’aller travailler en usine. Soucieuse d’échapper à la vie intérieure, au monologue de l’intelligence, elle pense rencontrer le réel par le travail. Pour elle, la perception ne suffit pas à connaître le réel : celui-ci s’explore par l’action qu’on tente d’exercer sur lui et qui peut se heurter à des résistances. Cette action est précisément ce qu’on appelle le travail. Mais le sentiment de la résistance, de l’effort, n’est pas ce qui caractérise le mieux le travail. A cette époque, Simone Weil réfléchit beaucoup sur le travail comme mode de relation au réel. Comme Alain, elle semble soucieuse de critiquer Maine de Biran en montrant que la résistance de la matière ressentie dans l’effort ne suffit pas à donner à la conscience la certitude du réel. De son cours du Puy, on rapporte cette formule : « la résistance s’imagine ; la nécessité ne s’imagine pas. Comment appelle-t-on l’action en tant qu’elle se heurte à la nécessité : c’est le travail »29. Le travail ne consiste pas seulement à déployer de la force ; il exige collaboration avec les forces qui sont dans les choses, avec les lois de la physique ; il exige donc que soient découvertes les lois de la physique. Le travail est la reconnaissance de la nécessité qui donne ses lois à la réalité objective. Mais il oblige aussi à maîtriser le corps. Dans ses cours du Puy, Simone Weil parle déjà beaucoup du corps : le travail, c’est la pensée qui descend dans le corps et y inscrit des habitudes d’action. Le travail conduit donc à la connaissance du monde et de soi-même.
Toutefois, ce n’est qu’en 1934 que SW se fera effectivement embaucher comme ouvrière, mais lorsqu’elle est reçue à l’agrégation, son souhait est d’être nommée dans une ville industrielle où elle puisse participer à l’activité syndicale. A l’époque où elle est nommée comme professeur de philosophie au Puy, en 1931, elle est habitée par la question de l’unité syndicale. La jeune philosophe s’est rendue, du 15 au 18 septembre 1931 au congrès annuel de la CGT. Le mouvement syndical connaît, depuis 1921, une division entre la CGT et la CGTU. Fondée en 1895, la CGT insistait sur une certaine autonomie de l’action syndicale tandis que la CGTU, issue de ses rangs, était beaucoup plus proche du parti communiste. A ce congrès, on avait écarté l’idée d’une fusion de ces organisations mais on avait admis la possibilité d’un rapprochement à la base. Simone Weil souhaite travailler à l’unité syndicale. Elle arrive au Puy avec cette intention. Simone Weil aurait voulu être en poste dans une ville ouvrière. Elle avait demandé Le Havre. Simone Weil comprend bien, une fois au Puy, que la ville industrielle dont elle voudrait partager le destin est Saint-Etienne. C’est début octobre 1931 que SW arrive à Saint-Etienne pour la première fois et qu’elle fait la rencontre des Thévenon, un couple d’instituteurs engagés dans l’action syndicale. Le couple l’héberge et lui fait connaître Pierre Arnaud, qui était à l’époque le secrétaire du syndicat des mineurs de Saint-Etienne.
Chaque page de la vie de SW est marquée par quelques rencontres, quelques amitiés. A Saint-Etienne, c’est le couple Thévenon qui l’accueille et l’introduit. Mais, dans leur mouvance, il y a un jeune instituteur, en poste à la Talaudière, la Talau comme on dit ici, qui sera la meilleur témoin du passage de Simone dans notre ville. Il écrira ses souvenirs sous le titre : Quand SW passa par chez nous. Témoignage d’un syndicaliste. A propos de la rencontre entre SW et les Thévenon, il raconte, l’ayant su par ouie-dire des Thévenon eux-mêmes : « Les Thévenon habitaient alors, à Saint-Etienne, dans une rue populeuse, un appartement dont le vestibule était un de ces longs couloirs sombres, habituels aux vieilles maisons des villes ouvrières. Simone sonne. Albertine va lui ouvrir, une main passée dans une chaussette à reprisée. Simone demande : ‘monsieur Thévenon est là ?’. Sur la réponse affirmative d’Albertine, elle lui flanque un coup d’épaule, l’écarte et, avant qu’Albertine ait eu le temps de refermer la porte et de se retourner, SW a déjà parcouru le couloir, pénétré dans la pièce où Thévenon est surpris par cette irruption ».
Les Thévenon sont, comme SW, soucieux d’éducation, et en particulier d’éducation populaire auprès des ouvriers et mineurs. C’est avec eux qu’elle va monter son projet de cours à la Bourse du Travail de Saint-Etienne. Depuis 1928, Thévenon s’occupait, avec un autre instituteur nommé Claveyrolas, de ce qu’on appelait un Collège du travail. SW souhaite immédiatement y participer. Sa mère écrit à André Weil, le frère de Simone, le 12 novembre 1931 : « Elle a persuadé un instituteur de Saint-Etienne d’y créer une université populaire dont elle serait un des piliers ». C’est ce qui va la conduire régulièrement à Saint-Etienne, le plus souvent les samedis et dimanches. Lorsqu’elle sera professeur au lycée de Roanne, elle continuera à dispenser ces cours à Saint-Etienne. C’est madame Weil qui parle d’université populaire à propos de ce que fait sa fille à Saint-Etienne. Est-ce que le terme correspond à ce que Simone voulait faire ? Dans son premier cahier, en 1933 ou 1934, c’est-à-dire après le début de sa collaboration avec les Thévenon à Saint-Etienne, Simone Weil note : « Projet : une université populaire à forme socratique concernant les fondements des métiers »8. Mais ce projet semble assez éloigné et bien plus ambitieux que ce qu’elle est en mesure de faire à Saint-Etienne où en somme elle ne fait que donner quelques cours d’économie politique à un petit groupe de mineurs.
L’idée d’une université populaire se concrétise pour la première fois, en France, en 1896, à Montreuil-sous-bois, sous l’impulsion de Georges Deherm. Il s’agit de faire droit, sous la troisième république qui s’est surtout occupée de l’école primaire, à l’idée d’une éducation pour adultes qu’avaient exprimée clairement les visionnaires de l’instruction publique. Dans son discours de septembre 1791 devant l’Assemblée constituante, Talleyrand dit explicitement que l’instruction publique « doit exister pour tous les âges. C’est un préjugé de l’habitude de ne voir en elle que l’instruction de la jeunesse. L’instruction doit conserver et perfectionner ceux qu’elle a déjà formés ; elle est d’ailleurs un bienfait social et universel ». On voit donc que le concept d’université populaire vient compléter l’œuvre éducative de Jules Ferry et surtout répondre à une urgence, car éduquer les enfants n’enlève pas l’ignorance des adultes qui n’ont pas eu accès à l’école. Toujours est-il qu’il y avait, en 1901, cent vingt quatre universités populaires en France, regroupées en Société des Universités Populaires, SUP. C’est à Bourges que Simone Weil trouvera une université populaire déjà constituée et ancienne, commencée en 1897 et c’est là qu’elle lancera, en décembre 1935, un appel « pour la création d’une université ouvrière ». Mais l’idée de Thévenon, à Saint-Etienne, est beaucoup plus socialiste. Il s’agit de former des syndicalistes, peut-être préparer ces hommes à l’action politique.
Simone Weil s’intéressait à l’enseignement pour adultes alors qu’elle n’était elle-même qu’étudiante à l’ENS. Dans l’entourage d’Alain, elle suit de près la création du « groupe d’éducation sociale », en 1927, dont le but est de reprendre l’idée des universités populaires. L’intention, ici, est de former des travailleurs, notamment des cheminots, pour qu’ils puissent être promus. Et aussi, avec l’idée d’en faire des citoyens plus aptes à construire un jugement. On reconnaît les conceptions d’Alain. Simone Weil donnera elle-même des cours à un groupe d’une trentaine de personnes. Dans un texte de cette époque, elle précise ses intentions. Il s’agit, pour elle, d’une « entreprise d’instruction mutuelle »10. On voit tout de suite l’originalité de sa vision : le travail donne un savoir, et il s’agit, tout autant que de dispenser un savoir scolaire, de recueillir le savoir empirique de ceux qui ont une expérience professionnelle. « Ceux qui croient savoir le moins se trouveront peut-être à la fin avoir été ceux dont les autres ont le plus appris ». Elle considère que le capitalisme est non seulement une concentration des moyens de production entre les mêmes mains mais aussi une concentration des connaissances dans les mêmes têtes. Son analyse préfigure ce que Bourdieu appellera plus tard le capital symbolique. Dans ce texte qu’elle écrit à 18 ans, elle comprend que la domination n’est possible que parce que les sciences sont faites, connues et utilisées par les dirigeants. « C’est au nom de la science que les puissants réclame l’obéissance », écrit-elle, préfigurant des analyses plus contemporaines de ce qu’on appelle aujourd’hui la technocratie. Le peuple se définit comme l’ensemble de ceux qui n’ont pas accès aux sciences et doivent croire ce qu’on leur en dit. C’est pourquoi, dans la plus pure tradition des Lumières, elle pense que l’instruction peut libérer. Cette idée la préoccupe plus, finalement, que celle de la Révolution. Elle semble croire davantage à l’éducation qu’à l’usage de la force. Elle est plus proche de l’idéal des Lumières que du communisme révolutionnaire. A la Bourse du travail de Saint-Etienne, lors d’un cours donné par SW, un de ces hommes qui croyaient à la révolution, comme à une action immédiate, interpelle SW de la manière suivante : « Moi ! je pose une question à la Simone, dit-il. Quand ferons-nous la révolution ? Je dis : quand ? ». SW prise au dépourvu, réfléchit », dit Jean Duperray. Par cette anecdote, on voit le malentendu entre son désir d’instruction et le désir de révolution chez ses auditeurs.
Pour elle, l’enjeu est même culturel : l’enseignement pour adultes offre l’occasion d’élaborer une culture originale, à la rencontre des savoirs constitués et des expériences professionnelles. Ce n’est ni la conception d’Alain (former le jugement des citoyens), ni la conception marxiste (enseigner les lois de l’économie et de l’histoire pour rendre conscients les travailleurs). C’est l’idée de faire exister une culture où le peuple ne soit pas seulement le destinataire de la culture, mais aussi le producteur de la culture.
Dans un texte de 1929, Simone Weil se pose clairement la question du rôle de l’éducation syndicale. Elle reconnaît qu’il est légitime pour un syndicat de vouloir former des militants mais le but de l’éducation ne peut pas être de soumettre l’éduqué à la structure qui l’éduque. Elle distingue « deux manières d’instruire, toutes deux pouvant être prise en main par les organisations syndicales, l’une spéciale, purement syndicaliste et destinée aux futurs militants, l’autre générale et qui conviendrait à toute la jeunesse ouvrière ». Comme à son habitude, SW élargit le problème et s’interroge sur la relation entre les institutions éducatives et le but de l’éducation. Ce qui revient, plus généralement, à se demander quelle pensée de l’institution on trouve chez Simone Weil.
La mission éducative, en effet, est toujours prise en charge par une institution. L’Eglise a toujours considéré comme relevant d’une de ses missions majeures d’éduquer les hommes et, soit par son clergé régulier soit par son clergé séculier, elle a été, en occident, la première des institutions éducatives. Mais, à partir du dix-neuvième siècle, l’Etat organise l’institution éducative et Simone Weil se demande si le syndicat pourrait devenir à son tour une institution citoyenne d’éducation. Si elle répond par la négative, c’est qu’elle met en relief le danger qu’il y a dès lors qu’on confère à une institution la mission éducative : ce danger est que l’institution mette l’éducation au service de sa propre reproduction. Pour elle, l’histoire montre abondamment que l’Eglise a cédé à la tentation de concevoir l’éducation chrétienne comme un moyen pour former des fidèles, des croyants adaptés au fonctionnement de l’Eglise. Mais elle pense que l’Etat est confronté à la même tentation et qu’il y cède aussi, notamment lorsque son souci est de construire l’unité nationale contre les autres nations. Ainsi, elle s’en prend aux grandes figures de la laïcité sous la troisième république, Jules Ferry et surtout Paul Bert, en remarquant que, pour eux, « il ne s’agissait pas d’émanciper les esprits, mais de substituer à la religion de l’Eglise une religion d’Etat »11. Contre la politique du ministère de l’instruction publique d’alors, elle défend une laïcité entendue comme la possibilité qu’elle nous laisse (…) d’être des éducateurs et non des bourreurs de crâne ». Si l’on confiait la mission éducative à un parti ou à un syndicat, le but de l’éducation serait de la même manière et pour les mêmes raisons dénaturé. Le parti voudra former des esprits partisans et le syndicat voudra former des esprits militants. Or, pour Simone Weil, le but de l’éducation est de former d’abord des esprits libres de toute appartenance qui, s’ils choisissent d’adhérer ensuite à quelque chose, puissent le faire par leurs propres raisons et leur propre cheminement.
Simone Weil met donc à jour la contradiction qui existe entre la finalité interne de la mission éducative et la tendance spontanée des institutions, quelles qu’elles soient, qui « n’ont d’autres buts que d’exister, et d’exister le plus possible ». Aussi en vient-elle à soutenir que toute organisation éducative doit se poser comme outil au service de la mission éducative. Elle doit se penser comme moyen inessentiel, alors que l’institution se pose comme fin et voit dans l’éducation un moyen pour la servir. Une institution peut-elle suffisamment travailler sur elle-même pour se faire pur moyen de la mission qui lui est conférée ? Cette question, Simone Weil la pose d’abord pour le syndicat, mais on voit que, en écho, elle la pose aussi pour l’Eglise et pour l’Etat. C’est une question qui dépasse la seule problématique éducative. La relation entre la force de l’institution et la pureté de la mission sera l’un des enjeux par exemple du concile Vatican II et reste au cœur du souci ecclésial contemporain. Quant à savoir si les institutions d’Etat, l’école bien sûr et son corps enseignant, mais aussi le tribunal et sa magistrature, l’hôpital et son corps médical, etc., si ces institutions d’Etat sont commandées par la mission de service public qu’elles ont ou bien si elles cherchent à s’autonomiser et à prendre pour but leur propre reproduction, c’est une question qui n’est rien d’autre que celle de la démocratie.
De prime abord, la position de Simone Weil pourrait sembler personnaliste, comme celle d’Emmanuel Mounier à la même époque. Et en un sens, elle l’est bien dans la mesure où elle pense que les institutions doivent être au service des personnes, de leur développement. Le syndicat doit s’oublier lui-même dans le service qu’il rend aux travailleurs. L’Eglise doit se considérer comme indéfectiblement fidèle à ses propres fidèles, c’est-à-dire capable de faire passer la charité avant les considérations institutionnelles et dogmatiques. L’Etat, dans une démocratie, ne doit pas se prévaloir de ses propres serviteurs, il ne doit pas appeler le sacrifice de chacun, et d’une manière horrible en temps de guerre, en invoquant la raison d’Etat ; il doit plutôt se concevoir comme serviteur des citoyens, dévoué à la mission de leur être bénéfique.
Mais ces positions weiliennes n’ouvrent pas du tout sur une apologie de l’individu, comme on le voit dans les dérives individualistes contemporaines. Déjà Mounier lui-même prenait bien soin de distinguer l’individu de la personne. On ne peut pas donner à une institution la mission de servir tous les désirs individuels, caprices, revendications affectives de toutes sortes. Le débat autour de l’institution s’enferme trop souvent dans une opposition stérile entre les partisans d’une raideur institutionnelle qui visent à plier les individus à la règle, au fonctionnement et les partisans de l’individualisme pour qui les institutions n’auraient pas de légitimité à organiser les relations humaines. Ainsi, par exemple, le droit de la famille est passé, bêtement, d’un extrémisme à l’autre. Dans le domaine scolaire, on a vu la même évolution : entre la normativité scolaire de la troisième république et le libéralisme individualiste des années 1970, l’essentiel a été manqué.
Simone Weil cherche une position plus juste. Cette justesse n’est pas un juste milieu, dans le sens de « moitié-moitié ». La justesse, c’est concevoir les choses autrement, à une profondeur où les oppositions superficielles n’ont plus lieu d’être. En l’occurrence, la mission éducative, qu’elle soit assurée par l’Eglise, l’Etat ou le syndicat (on dirait aujourd’hui une structure associative, à but lucratif ou non), doit être au service de la civilisation. Elle écrit : « L’entreprise d’une éducation générale de la jeunesse ouvrière est, pour les organisations syndicales, un devoir pressant dans la mesure même où l’instruction libère les travailleurs ». Mais les libère pour quoi ? Non pas pour qu’ils affirment sans fin leur subjectivité fermée : ce serait un vrai échec de l’instruction si elle n’aboutissait qu’à refermer le sujet sur lui-même. Elle les libère pour qu’ils puissent se mettre au service de valeurs qui les transcendent et qui fondent une civilisation.
Les institutions peuvent nuire au développement de la civilisation, mais l’individualisme y nuit tout autant.
Quand elle réfléchit sur l’éducation dispensée par les syndicats, Simone Weil voudrait que ceux-ci pensent moins à exister pour eux-mêmes et qu’ils soient des instruments de civilisation, qu’ils aient une œuvre civilisatrice comme on peut le dire de tel ou tel ordre médiéval, bénédictin, franciscain, cistercien. Et ils pourraient être à la mesure de cette mission s’ils étaient le creuset d’une nouvelle culture populaire, le lieu de gestation d’une nouvelle sensibilité artistique et intellectuelle. L’institution éducative n’est justifiée, aux yeux de Simone Weil, que si elle devient un milieu d’élaboration culturelle, et finalement un outil de création collectif dans lequel les personnes puissent se sentir libérées de ce qui les empêche d’inventer leur avenir.
2 – Simone Weil et le marxisme
A Saint-Etienne, quels sont les cours qu’elle dispense et quelle est sa démarche pédagogique ? Cette pédagogie, Jean Duperray l’indique en citant SW : « Il faudra ne développer qu’une idée par conférence ». SW l’exprime elle-même dans son texte de 1929 : « C’est pourquoi tous ces exposés par lesquels les réunions commenceront seront destinés à vous donner les principes des connaissances humaines, en partant des plus simples. Toutes les idées qui vous seront soumises seront fort simples… ». Elle a cette idée que « si un ouvrier, en une année d’efforts avides et persévérants, apprend quelques théorèmes de géométrie, il lui sera entré dans l’âme autant de vérité qu’à un étudiant qui, pendant le même temps, aura mis la même ferveur à assimiler une partie de la mathématique supérieure »9. Sa pédagogie ne repose pas sur la transmission des connaissances mais sur la découverte par l’esprit qu’une vérité est possible. Lorsque l’esprit rencontre la vérité, il en résulte une illumination qui change la personne et son rapport au monde. C’est un véritable éveil au monde de la vérité, c’est l’ouverture d’un regard nouveau. C’est pourquoi la quantité de connaissance importe peu. Ce qui compte, c’est que l’esprit éprouve, par une véritable compréhension de ce qu’il apprend, dans laquelle la mémoire ne joue aucun rôle, qu’il y a une nécessité et une beauté de la vérité. Derrière cette pratique pédagogique, ne trouve-t-on pas déjà les intentions véritables de Simone Weil en matière éducative ?
Bien sûr qu’entre le désir de simplicité chez celui qui parle et ce qui paraît simple à ceux qui écoutent, il y a souvent tout un monde. Les témoins rapportent qu’aux yeux de ces mineurs et ouvriers SW paraissait enfermée dans son monde d’idées. Duperray note : « chacun attrapa de la conférence ce qu’il put ».
Nous connaissons le contenu des cours qu’elle dispensait dans ce cadre grâce à ce qu’elle a elle-même écrit dans L’Effort, revue du Cartel Lyonnais du bâtiment. On y lit, par exemple, en 1932 : « Le Cercle d’études s’est réuni le dimanche 31 janvier à la bourse du travail, salle 42. Il a été traité de la forme particulière d’exploitation que constitue le régime capitaliste, et de la forme de production sur laquelle ce régime repose ». Dans la même revue, elle donne le compte-rendu d’un de ses cours. Elle y défend justement les exigences de la connaissance : « Il ne suffit pas de se soulever contre un ordre social fondé sur l’oppression, écrit-elle, il faut le changer, et on ne peut le changer sans le connaître ». Elle se réfère au témoignage de Tacite sur les Germains pour montrer qu’il existait, hors de l’empire romain, des formes de société sans exploitation et qu’elles sont sans doute les plus primitives : il existe une sorte de communisme archaïque qui montre qu’on peut coordonner les actions des hommes sans subordonner les uns aux autres. Jean Duperray rapporte le plan d’un de ses cours, en quatre parties : « 1- le marxisme défini comme une application de la méthode scientifique d’émancipation sociale, 2- Développement de la science avant Marx, 3- Les tentatives d’émancipation sociale avant Marx, 4- Idée d’une science de la société ». On voit que, dans un tel cours, ce qui intéresse SW, c’est l’articulation de la théorie scientifique et de la praxis révolutionnaire. Et pourtant, SW a toujours abordé Marx avec de fortes réserves. D’abord parce qu’elle n’est pas du tout matérialiste. Pour elle, tout vient d’en-haut, d’une inspiration divine. La culture n’a rien à voir avec la superstructure dont parle Marx : elle est le surgissement et la conservation d’une révélation du divin aux hommes. On ne peut pas imaginer d’oppositions plus fortes que celle qui existe entre le matérialisme marxiste et le spiritualisme weilien.
Par ailleurs, pour SW, il y a une autonomie de la société par rapport à l’économie. Au-delà des contraintes de l’économie, et en particulier de l’économie capitaliste, c’est la société en tant que telle, et quel que soit le régime, qui coupe l’existence de l’enracinement nécessaire à sa vie spirituelle. « L’ordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel qu’il soit »15, écrit-elle. L’oppression ne se réduit pas à la domination des propriétaires sur ceux qui n’ont rien. Elle est le fait social et politique premier : « La soumission du grand nombre au plus petit, ce fait fondamental de presque toute organisation sociale, n’a pas fini d’étonner tous ceux qui y réfléchissent un peu »16. Il atteste déjà que le nombre ne fait pas la force. Il ne suffit pas que les prolétaires soient les plus nombreux pour qu’ils puissent prendre le pouvoir. Une société, ça ne fonctionne pas ainsi, c’est une vue simpliste que de le croire. La vérité est que dans une société la soumission n’est possible que parce que ceux qui sont soumis le veulent. Ils le veulent parce qu’ils en ont pris l’habitude, qu’ils l’ont intégré comme une composante de leur être, une dimension de leur identité. Et Simone Weil d’écrire : « selon une formule célèbre l’esclavage avilit l’homme jusqu’à s’en faire aimer »17. Mais cela ne signifie pas, pour autant, que les dominants soient plus libres : ils sont dominés par les exigences de leur domination, commandés par les impératifs du commandement. « La puissance, écrit Simone Weil, enferme une sorte de fatalité qui pèse aussi impitoyablement sur ceux qui commandent que sur ceux qui obéissent. (…). Conserver la puissance est, pour les puissants, une nécessité vitale, puisque c’est leur puissance qui les nourrit (…). Les maîtres peuvent bien rêver de modération, mais il leur est interdit de pratiquer cette vertu »18. Selon la pensée politique cynique de la Renaissance, celle de Machiavel et celle de La Boétie, Simone Weil voit finalement dans la domination un jeu de dupes où chacun est dominé par les exigences mêmes de la domination. La société est ce jeu sans maître véritable, où ceux qui sont, dans une circonstance donnée, en position de maître tirent néanmoins tous les profits qu’ils peuvent de cette situation et où ceux qui sont forcés d’obéir tirent également tous les avantages secondaires liés à leur soumission. On est bien loin de Marx !
Et SW est également très loin de Marx dans sa conception de l’Etat, c’est-à-dire l’articulation de l’économie et de la politique. Le problème de l’Etat est même celui qui l’amène à s’éloigner très consciemment de Marx. C’est d’ailleurs l’histoire du vingtième siècle qui oblige à réfléchir, comme elle le fait, sur l’insuffisance de l’analyse marxiste de l’Etat : si celui-ci n’était que l’outil d’une classe, il s’effacerait dans une société sans classe. Or la réalité historique montre que la révolution ne peut pas supprimer l’Etat, et doit même le renforcer. Il faut donc admettre que l’Etat a une autre provenance que la lutte des classes.
En 1932, de retour d’Allemagne où elle a vu ce qui allait se mettre en place avec l’hitlérisme, Simone Weil propose une première analyse où elle essaie dans un premier temps de rester le plus près possible de Marx. Elle cherche les causes de cette hypertrophie de l’Etat dans les transformations de la production et des techniques qui caractérisent la révolution industrielle. « Ce développement de la bureaucratie dans l’industrie n’est que l’aspect le plus caractéristique d’un phénomène tout à fait général. L’essentiel de ce phénomène consiste dans une spécialisation qui s’accentue de jour en jour »86. Simone Weil établit un parallèle entre la parcellisation des tâches à l’usine et la spécialisation des fonctions dans l’administration. C’est le même esprit de fonctionnalité, de rationalisation, qui explique à la fois l’organisation de l’entreprise et l’organisation de l’Etat, lequel donne aux gens le sentiment d’être prisonniers de contraintes de plus en plus grandes : « Dans presque tous les domaines, l’individu, enfermé dans les limites d’une compétence restreinte, se trouve pris dans un ensemble qui le dépasse, sur lequel il doit régler toute son activité, et dont il ne peut comprendre le fonctionnement ». Pour SW, l’esprit bureaucratique naîtrait tout autant dans l’usine que dans l’administration.
Ce sont des analyses qu’on retrouvera dans l’école de Francfort. Horkheimer et Adorno ont essayé eux aussi de penser au-delà de Marx et avec Marx. Sur ce point encore, Simone Weil semble penser en précurseur puisque les analyses weiliennes qu’on vient de citer datent de 1933, année de la fermeture de l’Institut de recherche sociale de Francfort, tandis que La dialectique de la raison est un livre rédigé pendant la guerre. Il est vrai que Simone Weil semble assez peu se soucier de la philosophie de l’Etat qu’on trouve chez Hegel, alors que c’est l’une des références principales de Horkheimer et Adorno. Ce qui a peut-être sensibilisé Simone Weil à cette faiblesse de la théorie marxiste de l’Etat, c’est la lecture de Durkheim. On sait, par Simone Pétrement, que Simone Weil a beaucoup lu le sociologue pendant son année de terminale. Or Durkheim donne une grande importance à ces questions d’organisation sociale.
Toutefois, Simone Weil, en 1933, garde du marxisme l’idée que la politique s’explique par les rapports de production et l’évolution des techniques. Les techniques de gouvernement font partie, dans leur esprit, de l’évolution des techniques productives. Simone Weil ne découple pas alors la politique et la production. Elle prétend seulement mettre à jour un nouveau moyen de domination, la bureaucratie, que Marx n’avait pas su dégager et qui du coup a piégé les régimes communistes : « Toute l’évolution de la société actuelle tend à développer les diverses formes d’oppression bureaucratiques et à leur donner une sorte d’autonomie par rapport au capitalisme proprement dit ». Et elle ajoute : Marx « ne s’est pas demandé si la fonction administrative, dans la mesure où elle est permanente, ne pourrait pas, indépendamment de tout monopole de la propriété, donner naissance à une nouvelle classe oppressive »87.
Seulement, plus on analyse la logique bureaucratique, plus son autonomie paraît grande par rapport à l’organisation économique quelle qu’elle soit. Si l’on tire le marxisme par ce fil, c’est tout le tricot qui se défait, particulièrement l’explication de la superstructure par l’infrastructure. Le marxisme apparaît alors pour ce qu’il est : un réductionnisme, et particulièrement la réduction illégitime de toutes les sphères de la culture à l’activité productive. Comme si l’esprit pouvait n’être qu’un reflet de la matière, comme si la pensée pouvait naître par le bas ! De telles suppositions sont bien sûr aux antipodes de ce que pense Simone Weil. Ce qu’il est cependant intéressant de remarquer, c’est qu’elle ne réfute pas le marxisme par des considérations aussi générales, mais bien par une analyse précise de la réalité historique. Or celle-ci montre que le politique a sa propre histoire, indépendamment des techniques et de l’économie. Cette histoire est celle de la domination et l’Etat est finalement un danger plus grand que l’oppression capitaliste liée à la production : « Le capitalisme n’est qu’un système d’exploitation du travail productif ; si l’on excepte les tentatives d’émancipation du prolétariat, il a donné un libre essor, dans tous les domaines, à l’initiative, au libre examen, à l’invention, au génie. Au contraire, la machine bureaucratique, qui exclut tout jugement et tout génie, tend, par sa structure même, à la totalité des pouvoirs »88.
Par la suite, Simone Weil va s’intéresser principalement à la domination politique en tant que telle et elle va faire la genèse de l’Etat moderne. Elle y voit d’abord une force de déliaison. L’Etat construit certes l’unité nationale, mais celle-ci se paie d’un affaiblissement considérable des autres liens communautaires : les liens familiaux, les liens professionnels et les liens de proximité locale. Cette déliaison s’opère par une lutte idéologique contre ce qui avait donné de la valeur aux fidélités traditionnelles : « L’Etat, écrit-elle, a également supprimé tous les liens qui pouvaient, en dehors de la vie publique, donner une orientation à la fidélité »89. Cela ressemble à la désolation dont H. Arendt fait l’analyse90, mais Simone Weil s’inscrit dans un temps beaucoup plus long. Alors que pour H. Arendt ces mécanismes de l’esseulement sont propres aux régimes totalitaires, Simone Weil en pense la provenance historique fort ancienne puisqu’ils sont nécessaires, selon elle, à l’essor de l’Etat moderne en tant que tel. Ce qui revient à dire que le fascisme n’est qu’une figure particulièrement concentrée mais de même nature que cette politique portée par l’Etat lui-même quel que soit le régime. Cette politique de fond permet de comprendre la genèse de l’individualisme en Europe. L’individualisme n’est pas, pour Simone Weil, un dispositif social qui tombe d’un coup du ciel : il s’installe lentement à partir d’un travail de sape, sur plusieurs siècles, d’une société organisée par l’Etat afin de faire disparaître, dans la vie privée, toutes les solidarités susceptibles de rendre certaines communautés assez fortes pour résister à la puissance d’Etat. L’Etat est en son essence même anti-communautaire et c’est pourquoi toute forme de communautarisme hérisse les défenseurs de l’Etat, comme on le voit bien en France.
Le passage de SW à Saint-Etienne est donc marqué par cette contradiction fondamentale : elle y enseigne la pensée de Marx tout en n’y adhérant absolument pas.
3 – Simone Weil et le syndicalisme
Mais, au-delà du projet qu’elle tente de mettre en œuvre, comment se passaient les séjours de SW à Saint-Etienne ? SW y consacrait ses week-ends et beaucoup d’efforts. D’abord, elle n’arrivait pas les mains vides. La mère de Simone écrit à son mari : « J’ai accompagné la drôlesse à la gare à deux heures ; elle avait un chargement de livres d’au moins vingt kilos, qu’elle a traîné de chez elle à la gare. Comme c’était pour les cours aux mineurs (ou pour leur prêter, je ne sais pas). Elle a déclaré qu’elle trouve cela léger ! ». Outre les conférences qu’elle donnait, SW cherchait, à Saint-Etienne, une sorte de solidarité, de fraternité. Le samedi soir, les soirées se prolongeaient tard. Elle dormait très peu, parfois dans le coin d’une pièce chez un camarade qui recevait chez lui le petit groupe, parfois sur la banquette d’un café en face de la Bourse du travail. Elle n’avait pas beaucoup d’argent. « Simone était un professeur habillée en femme du peuple, dit Duperray. Elle versait son traitement à la caisse de solidarité des mineurs et vivait avec le montant de l’allocation alloué aux chômeurs ». Le même Duperray nous renseigne sur la manière dont se passaient ces soirées du samedi. « Les jours d’euphorie, écrit-il, Simone chantait des chansons d’étudiants ; il était impossible de chanter aussi faux qu’elle, même en s’appliquant…Quand la nuit s’avançait, elle se mettait à réciter des vers… ». SW aimait beaucoup les chansons populaires. Dès son époque de Saint-Etienne, elle « avait noté sur ses carnets et surtout dans sa mémoire, quantité de chansons répandues dans les milieux ouvriers ». Plus tard, quand l’Espagne entrera dans sa vie par la tragédie de la guerre, elle recopiera les coplas du répertoire flamenco des Espagnols. Et puis, avant même de se retrouver à New-York, de découvrir Harlem et la religion baptiste, elle relève sur son cahier des textes de négro spirituals. Le point commun de tous ces textes, c’est bien sûr qu’ils expriment ce fond de souffrance avec lequel elle veut coïncider.
Mais ces textes sont également porteurs d’un territoire, celui qui donne patrie à ces peuples. Si l’on regarde les chansons françaises qu’on a retrouvé sur un cahier de SW, ce sont des chansons de marins qui quittent la terre, ou des chansons de soldats qui quittent leur mère pour aller à la guerre, ou encore des chansons de bagnards (chant de Biribi) qui ont la nostalgie de leur pays. Autrement dit, ce qui semble émouvoir si fort SW, au point qu’elle recopie toutes ces paroles, c’est l’attachement de l’homme à sa patrie, qui n’apparaît jamais tant que quand la patrie manque. Des chants portugais qu’elle entend, et qui devaient relever du fado, SW dit : « Je n’ai jamais rien entendu de si poignant, sinon le chant des haleurs de la Volga ». Le chant est le moyen de cette communion entre le malheureux et le peuple, qui porte en lui un fond de souffrance constitutif. Cette communion se fait dans la compassion. C’est à travers cette rencontre compassionnelle que se livre la patrie. Car le lieu que SW recherche, c’est la patrie d’un peuple. La patrie donne au peuple enracinement, elle l’incarne totalement, mais avec l’idée que toute incarnation est souffrance. Par cette conception de la vie et de la musique, SW semble parfois proche de Schopenhauer. L’enracinement est habité par un sourd déracinement qui arrache le cri profond de l’âme.
Déjà, entre 1931 et 1934, SW venait chercher à Saint-Etienne, une solidarité populaire vivante. Où est aujourd’hui la vie populaire vivante, se demande la philosophe, si ce n’est dans ces cités industrielles populeuses où vivent des populations déracinées, et où surtout elles souffrent ? A travers ces chansons d’ouvriers, ce que SW interroge, c’est l’existence d’une vie populaire authentique. La ville industrielle, dont Saint-Etienne est le type, n’est-elle pas un lieu où s’invente une nouvelle culture populaire, par le biais de ces deux sentiments qui font le fond de l’âme populaire : la souffrance du déracinement et le sens de la solidarité, surtout dans le malheur, par une sorte de compassion dont la signification profonde est spirituelle ? SW ne cherchait-elle pas à surprendre, à Saint-Etienne, la naissance d’une patrie autour des mines et des usines, d’une patrie par quoi ce prolétariat déraciné pourrait redevenir un peuple à part entière ? Elle se demandait surtout si les syndicats pourraient être l’instrument d’une restauration populaire, par delà l’exil et l’exode. A cette question, sa réponse est négative.
Simone Weil, qui a tant œuvré, notamment au Puy, à l’unité syndicale, a fort bien vu que les syndicats déclineraient. Déjà, entre les deux guerres, la scission et la baisse du nombre des syndiqués allaient dans ce sens. En 1938, soit six ans après son action réussie du Puy, elle écrit : « peut-être notre époque est-elle, entre autres choses, l’époque de la mort du syndicalisme »5. Ce qui la conduit à cette idée, c’est un projet ayant cours alors et que d’aucuns tenaient pour un progrès, celui d’un syndicalisme unique, apolitique, obligatoire. Ce qu’elle comprend, c’est que le droit du travail qui est en train de se mettre en place va altérer profondément la nature du mouvement syndical. Celui-ci va devenir un simple instrument pour organiser le monde du travail, pour le gouverner en somme. Or, pour Simone Weil, le syndicalisme est une forme de vie collective, un style, une communauté de vision et d’action : « Le syndicalisme, surtout en France, est un mouvement populaire, aussi mystérieux dans son origine, aussi singulier, aussi inimitable qu’une chanson populaire. Il a une tradition, un esprit, un idéal ; il a ses héros, ses martyrs et presque ses saints »6. Le syndicalisme ne peut pas mourir de son succès, comme on le dit parfois, car il n’existe pas par ses buts. Pour Simone Weil, il est une poussée, l’expression d’une vitalité populaire. La question qu’elle se pose de plus en plus à propos du mouvement syndical porte sur la capacité du peuple à réinventer une communauté organique au sein de la classe ouvrière. Ce qui lierait cette communauté, ce serait le sentiment de camaraderie. Que la camaraderie soit devenue pour nous un sentiment désuet en dit assez long sur l’échec dont nous parlons.
Quatre ans plus tard, à Londres, Simone Weil analysera l’échec du mouvement syndical. Il est lié à l’effet de déliaison qu’a l’action de l’Etat dans la nation, et sur quoi nous reviendrons. La nature du syndicalisme se comprend en songeant au passage de la corporation à la profession. On connaît la puissance de l’idéologie d’Etat contre la corporation parce que celle-ci, justement, ne laisserait pas de liberté à l’individu. Et il est vrai que le travail s’exerçait dans un cadre communautaire où la question de l’appartenance et de la reconnaissance comptait davantage que celle du salaire. Il répondait finalement à un besoin de l’âme, à un besoin de construction du sujet humain, plus qu’à un besoin d’argent. La profession, à l’inverse, s’organise dans le cadre du salariat, et le principal mobile du travailleur est l’argent qu’il peut gagner. Si bien que travailler aujourd’hui est un échange : temps contre argent. Alors que le travail, dans les sociétés traditionnelles, est l’intégration dans une communauté transgénérationnelle, puisque le métier se transmet à l’intérieur des familles, de père en fils. Et cette communauté produit une culture, elle a ses saints patrons, sa manière à elle de voir le monde, de vivre la religion : elle est une forme d’humanité singulière.
Le syndicalisme était, selon Simone Weil, une tentative pour réintroduire une dimension corporatiste dans le travail industriel. C’est en fait ce qu’elle semblait chercher dans le mouvement syndical : au-delà du désir de révolution, projet qu’elle tiendra vite pour chimérique, le syndicat pouvait au moins être une camaraderie. La camaraderie est le sentiment qu’une solidarité existe avec ceux qui partagent la même condition : « Il y a un fort élément de fidélité dans la camaraderie ouvrière qui a été longtemps le mobile dominant de la vie syndicale ». D’après tous les témoignages qu’on peut lire, on sent que, d’un simple point de vue psychologique, Simone Weil a besoin de cette camaraderie, plutôt virile d’ailleurs, de cette chaleur humaine qu’on ne trouve peut-être que dans le peuple. Duperray insiste sur le plaisir que prend la jeune femme à ce contact : « Les jours d’euphorie, Simone chantait des chansons d’étudiant, il était impossible de chanter aussi faux qu’elle (…). Quand la nuit s’avançait, elle se mettait à réciter des vers »7. D’un point de vue moral, la camaraderie exerce l’attention à l’égard de l’autre. Le même Duperray écrit : « Malgré l’ampleur de ses préoccupations sociales, Simone Weil se préoccupait beaucoup des relations individuelles qu’elle liait avec chaque membre du groupe. On eût dit que chaque tempérament, chaque personne était pour elle un problème, qu’elle s’efforçait de résoudre ». C’est que sans doute, au-delà même d’une morale d’ouverture à l’autre, elle engage cette conception de l’amitié dont nous avons déjà parlé, qui n’est rien d’autre que la réalisation de Dieu entre nous.
Et pourtant, Simone Weil voit bien que ce projet moral ne peut pas réussir dans le syndicalisme, ce que nous voyons encore mieux aujourd’hui par le déclin des syndicats, même si parfois la magie de la camaraderie s’y produit encore. Elle analyse les raisons de cet échec : les désillusions portées par l’impossibilité de faire la révolution, de changer le monde et surtout l’importance croissante que prend l’argent, donc la concurrence entre les individus et le chacun pour soi. Le fait qu’à partir d’un certain moment les syndicats n’ont demandé que des augmentations salariales était déjà le signe d’un échec. Simone Weil voyait que le mouvement syndical était voué à l’échec. Il en résulte que désormais l’Etat n’a même plus à craindre les solidarités qui naissent dans le travail qu’on partage. Il peut négliger sans problème les organisations syndicales. En onze, douze ans, Simone Weil passe d’un militantisme en faveur de l’unité syndicale à la conviction que le mouvement syndical se solde par un échec : les travailleurs ne peuvent plus former un corps collectif, une vie communautaire. Au-delà, n’est-ce pas la vitalité populaire qui est sapée en ses bases ?
Qu’en sera-t-il alors de ces villes industrielles qui, comme Saint-Etienne, auraient pu devenir, d’après SW, de nouvelles patries pour les populations déplacées par l’industrie ? Est-ce qu’elles ont réussi à produire un nouvel enracinement ? Mais comment une patrie peut exister dès lors que c’est le peuple lui-même qui est en voie de désagrégation ? Telles sont les questions que le passage de SW à Saint-Etienne nous invite à nous poser.
Jean-Marc Ghitti
Présentation : Jean-Marc Ghitti est professeur agrégé de philosophie en Haute-Loire. Fondateur de Présence Philosophique au Puy, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, essais et romans. Ces deux dernières publications sont : Présence au Puy de Simone Weil, essai, PPP, 2009 et Vabero, roman, éditions du Roure, 2009